C’est vrai qu’on peut rester un long moment sans vraiment y croire. Nous sommes début avril, le soleil encore bien timide d’un hiver danois qui semble ne plus vouloir finir commence à illuminer le sable blond qui, gelé par les températures négatives de la nuit, craquelle sous nos waders. Avec Emmanuel, mon guide, nous arpentons les 8 km de cette plage de Fionie1 depuis plusieurs heures déjà et c’est vrai que, malgré le froid et le vent, j’éprouve un grand plaisir à la pêcher. Pourtant, j’ai bien du mal à me convaincre de cette idée que c’est une truite qui peut, à tout moment, s’emparer violemment de mon leurre. Car tout ce que je vois autour de moi m’est très familier (je réside en Bretagne Sud) puisque ce sont des algues brunes, des anémones, des bigorneaux, des moules, des crabes verts, des talitres (puces de mer), des crevettes et les déjections turriformes des vers. Je pourrais donc logiquement m’attendre à piquer un bar. Mais c’est impossible ici, car si l’aire de répartition de notre Dicentrarchus labrax s’étend sur la côte est de l’Atlantique, depuis le Maroc et les Canaries au sud jusqu’aux côtes norvégiennes au nord, il est quasiment absent ou, en tout cas, très rare dans la mer Baltique. Alors, mis à part une petite orphie ou une improbable morue, au Danemark, c’est bel et bien une truite qui convoitera le leurre du pêcheur de bord au lancer. Et puis, le premier contact arrive. Le long d’une falaise de terre brune rongée par le vent et les vagues, nous venons de passer les ruines en béton d’un blockhaus, vestige de la Seconde Guerre mondiale, désormais envahi par la marée et habité par des locataires bien plus pacifiques que l’occupant allemand de l’époque : ce sont des myriades de crevettes (qui se multiplient au printemps dès que les eaux côtières commencent à se réchauffer) très convoitées par les truites, qui vont les inciter à se rapprocher de plus en plus du bord. Je venais de propulser pour la énième fois mon leurre, mes doutes grandissant au fil des lancers improductifs, quand soudain, trois silhouettes nerveuses apparaissent derrière ma cuiller ondulante Stripper 7 cm pour 15 g coloris copper silver red2.
Le ciel s’est couvert, pourtant les eaux de la Baltique sont tellement limpides que je ne rate rien de la scène, même sans l’assistance de mes lunettes polarisantes3 . Je venais d’opérer un long lancer en direction du large et ce sont bien trois belles truites que je vois suivre et s’interroger sur la nature des éclats provocateurs et des tergiversations étranges de cette proie potentielle. Mon cœur s’accélère instantanément mais je maintiens le rythme de mon animation. Chacune des trois truites vient tour à tour coller son nez ou passer de côté au niveau de ma Stripper sans jamais la dépasser. Je poursuis mon ramener sans craquer à une modification de rythme, et je sens que moins il y a d’eau entre les poissons et le fond, plus ces derniers sont nerveux et excités. Finalement, à cinq mètres de moi seulement, c’est la plus grosse (un bon 45 cm) des trois qui se décide à frapper… Wouah! En quelques secondes, oubliés le froid piquant de cette bise de nord-est, les kilomètres de marche et toutes ces heures de doute et d’interrogation. Tout cela remplacé instantanément par le bonheur et l’émotion de cette scène, dans l’eau limpide jusqu’à la taille…
Une truite de mer fario atlantique
Ce poisson est réellement magnifique. Nous sommes là en présence de la forme anadrome4 de la truite fario (Salmo trutta) plus précisément de sa souche atlantique, un poisson que l’on peut caractériser comme Salmo trutta fario atlantica. Avec sa robe argentée, brillante et ponctuée de noir, ce poisson inspire le respect, la force et la vitesse. Il est d’ailleurs parfois difficile de le distinguer du seigneur saumon atlantique (Salmo salar). Pour ce faire, on notera les différences suivantes :
■ des taches sombres plus marquées chez la truite de mer, particulièrement visibles sur les joues et les opercules branchiaux;
■ quelques points possibles sur la queue et l’adipeuse de la truite de mer contrairement au saumon où l’on n’en voit jamais;
■ un pédoncule caudal moins épais mais une queue plus fourchue chez le saumon;
■ enfin, une bouche plus courte, c’est-à-dire qui s’arrête sous l’arrière de l’œil, pour le saumon alors que les mâchoires de la truite de mer s’ouvrent jusqu’en arrière du bord postérieur de l’œil.
L’instinct de migration vers les eaux salées étant particulièrement développé chez Salmo trutta fario atlantica, on trouve des populations de truites de mer dans quasiment tous les cours d’eau, petits ou grands, du plus minuscule ruisseau au plus large fleuve qui se jettent dans l’océan sur toute la façade atlantique, depuis les côtes de l’Islande jusqu’à celles de l’Espagne. En revanche, les déplacements de la truite dans les eaux salées sont moins importants que ceux du saumon. Les truites restent généralement sur les côtes et les baies proches des estuaires où elles trouvent crustacés, crevettes et poissons pour se nourrir. De la même manière, elles remontent aussi beaucoup moins haut dans les fleuves et les rivières pour se reproduire. Elles se satisfont fréquemment des premières frayères disponibles, ce qui participe grandement au meilleur maintien de leurs populations sauvages par rapport à celles du saumon.
Un biotope particulièrement favorable aux truites
Les eaux saumâtres de la Baltique ouest qui bordent l’île de Fionie sont peu profondes. Les hauteurs d’eau de 15 à 20 m sont les plus grandes profondeurs qu’on puisse espérer y trouver. Néanmoins, elles excédent rarement quelques mètres, à tel point qu’il n’est pas rare de pouvoir aller d’une île à une autre à pied simplement équipé de waders, à la simple condition de connaître le gué marin qui chemine sur plusieurs centaines de mètres entre les deux terres. Ces hauts-fonds baignés d’eau limpide reçoivent beaucoup de lumière et sont donc fortement colonisés par de nombreuses algues et autres herbiers. Dans ces massifs végétaux se multiplient d’innombrables crevettes et énormément de poissons fourrage5 . C’est cette richesse des eaux de la Baltique qui attire à Fionie et, plus globalement, au Danemark les truites de mer parmi les plus grosses du monde. Ainsi, le record du Danemark est établi depuis 1991 à 16,3 kg (pour 1,08 m) dans le Nord-Ouest du Jutland, la partie continentale du pays. Comme la plupart des poissons records, celui-ci fut capturé en rivière (la Karup Å). Pourtant, au Danemark, la très grande majorité des truites sont prises en mer. Leur poids moyen s’établit entre 1 et 2 kg et les prises de 4 à 5 kg ne sont pas rares. Si le record de la zone de Fionie ne culmine « qu’à » 9,5 kg, c’est pourtant bien dans cette région que se concentrent la plus grande quantité de truites et le plus grand nombre de spots de pêche. Ceci s’explique par la très grande diversité des plages de Fionie : tantôt couvertes de galets, tantôt sableuses ou sablo-caillouteuses, tantôt vierges de végétation ou, au contraire, plantées de fucus, sargasses et autres zostères (Zostera marina). Les truites de mer adorent littéralement toutes ces plages. Elles sont très mobiles et se déplacent sans cesse de l’une à l’autre dans une quête permanente de leur pitance. Cette variété qui caractérise le littoral des côtes très découpées de Fionie fera également le bonheur du pêcheur sportif, ravi de pouvoir exercer sa passion au sein de tels décors.
Trouver les bonnes stratégies de pêche
On peut pêcher la truite en mer tout au long de l’année au Danemark, même si le plein hiver et le cœur de l’été sont les périodes les plus délicates qui nécessitent des stratégies adaptées, comme la pêche de nuit en été6 ou des animations hyper ralenties en hiver. Tout le reste de l’année, il n’est pas si compliqué que cela de capturer des truites en mer. Il ne faut jamais oublier que, si ces poissons abandonnent les rivières pour la mer, c’est uniquement dans le but de s’y nourrir et même s’y nourrir abondamment. Plus que de raison pourrait-on même penser parfois, lorsqu’on a été confronté à certaines frénésies alimentaires. Alors, fort logiquement, le pêcheur aura affaire à des truites toutes disposées à attaquer ses leurres ou ses streamers. La difficulté principale ne sera donc pas de décider les truites à mordre mais plutôt de les localiser, car elles ne tiennent pas en place et sont rarement nombreuses sur un même secteur. Le pêcheur de truite en mer devra éliminer tout le matériel inutile pour s’alléger au maximum et bien se chausser pour être prêt à parcourir les nombreux kilomètres qui lui permettront forcément, à un moment donné, de localiser un groupe de truites.
D’un point de vue technique, il n’y a rien de compliqué tant ces truites sont agressives. Il s’agit d’une pêche de prospection classique et d’investigation rapide avec des leurres prioritairement issus de la famille des cuillères ondulantes et des poissons nageurs. Les Danois adorent pêcher avec des cuillers ondulantes, et notamment la fameuse Stripper qui fonctionne toute l’année dans les tailles de 10 à 15 g. La présentation de streamers imitant des crevettes (les mêmes que ceux utilisés par les pêcheurs à la mouche), propulsés par des bombettes, est également très populaire sur les côtes danoises. Mais la gamme des leurres modernes, type petit poisson nageur ou jerkbait 8 à 12 cm, qui se lancent bien grâce à leur compacité et leurs systèmes de déplacement de lest interne, est elle aussi très efficace. Car, bien entendu, et même si on peut souvent pénétrer loin dans l’eau en étant équipé de waders, il faut toujours opérer avec des leurres qui se lancent bien. Ceci pour être en capacité d’aller chercher les poissons « au large profond » lorsqu’ils y sont actifs et afin de ne pas user trop vite la volonté d’un pêcheur qui devra forcer à chaque lancer (parfois contre un vent soutenu, nous sommes sur la côte) pour voir son leurre tomber lamentablement à 20 m de lui… Enfin et surtout parce qu’on pêche tout de même la truite qui, même en milieu marin, reste un poisson timide et craintif, sensible à la moindre vibration suspecte. Alors il faut toujours commencer par pêcher les premiers mètres devant soi avant de rentrer dans l’eau le plus discrètement possible.
Tourisme pêche
Conscientes du potentiel de leur pays, unique en Europe pour la truite de mer, les autorités danoises font le maximum pour développer le tourisme pêche et, notamment, attirer bon nombre d’étrangers. Cela se traduit en tout premier lieu par une politique environnementale forte et une volonté affirmée et très concrète de restaurer les milieux7 . Le suivi des populations de truites est permanent et leur niveau est soutenu par des alevinages (en rivière) produits à partir de géniteurs sauvages. Enfin, on trouve partout des cartes précises et gratuites qui expliquent clairement comment identifier et se rendre sur les plages favorables à la pêche. On peut donc se rendre sur place seul et y pêcher la truite de mer avec succès, simplement muni d’une bonne dose de volonté et d’une pointe d’intuition halieutique. Et tout est fait pour aller dans ce sens.
Toutefois, l’assistance d’un guide de pêche permet de gagner du temps concernant les déplacements d’une plage à l’autre. Bien sûr, les truites ne peuvent pas être partout en même temps, même au printemps, la saison généralement préférée des pêcheurs, car les eaux qui se réchauffent progressivement incitent les truites à se rapprocher du bord et les rendent de plus en plus agressives et mordeuses. De plus, comme nous l’avons déjà évoqué, le plus difficile dans cette pêche reste la localisation des truites ; et la mer, même particulière et à taille plus humaine comme la Baltique, reste suffisamment vaste pour déstabiliser un pêcheur habitué à opérer en rivière… Dans ces conditions, il est clair que les indications d’un guide local (ses choix en fonction de la saison, des conditions météorologiques du moment et des semaines précédentes, de la pluviométrie, de l’évolution des températures diurnes et nocturnes, etc.) seront, à n’en pas douter, une aide précieuse. Et puis Emmanuel affirme qu’il y a quand même quelques rares secteurs où les truites semblent être présentes en permanence ; des endroits précis, très localisés, impossibles à détecter par des signes extérieurs, qu’il appelle des « maisons ». Il préserve jalousement ces spots et n’y amène ses clients que sur les journées les plus difficiles où les truites de mer semblent être totalement introuvables. Ces jours-là, croyez-moi, on est content de pouvoir compter sur un bon guide de pêche. Ils ne sont pas rares car de nombreux Danois s’adonnent, souvent à temps partiel en travail saisonnier de complément, à cette activité de guidage. Alors n’hésitez plus, profitez de leur présence pour aller découvrir cette douce et apaisante Baltique du côté du Danemark et surtout, cette pêche tellement typique du pays et qui n’a pas d’égale en Europe : la recherche des truites d’argent sur les plages de Fionie.
Notes de l'auteur
(1) Le Danemark a beau être le moins vaste des pays scandinaves, il n’en rassemble pourtant pas moins de 443 îles. Parmi elles, l’île de Fyn (Fionie), la troisième plus grosse du Danemark, constitue, avec une petite centaine d’autres îles plus petites, un archipel baigné par les eaux peu profondes de la Baltique de l’ouest et est située dans la région du Danemark-du-Sud. Le pêcheur y trouvera son bonheur avec plus de 1000 km de côtes extrêmement variées qui alternent fjords, baies, anses, falaises, plages, hauts-fonds, affleurements, etc. Un vrai paradis pour les truites de mer. Odense, la troisième ville du pays, est le siège de la région.
(2) Cette cuiller de la marque danoise Hansen est méconnue en France mais est très populaire dans les pays scandinaves. C’est un grand classique pour la truite de mer. Déclinée dans de nombreux coloris et une large gamme de poids allant de 4 à 22 g, elle a leurré plusieurs générations de truites de mer et continue de le faire de nos jours.
(3) C’est une constance et une caractéristique des eaux de cette mer si particulière qu’est la Baltique : outre sa faible salinité, elle a des eaux très claires. Qu’il pêche la truite de mer au Danemark, le brochet en Suède ou les poissons plats en surf sur les plages d’Estonie, le pêcheur opérera quasiment toujours dans des eaux offrant plusieurs mètres de visibilité, ce qui est très agréable mais peut parfois compliquer la pêche en l’absence de vent. C’est la même chose, ici sur Fionie, et il faut vraiment des gros coups de vent, qu’ils soient d’ouest ou d’est, pour teinter (légèrement et momentanément) les eaux de la Baltique.
(4) Les poissons anadromes sont ceux qui, après être nés en eau douce, descendent vers les mers et les océans pour y connaître une importante phase de grossissement avant de retourner vers les fleuves et les rivières pour s’y reproduire.
(5) Les autopsies ont révélé ce que mangent les truites danoises en mer et le menu est très varié : des vers marins du genre Nereis spp ou des polychètes (vers annélides) comme Harmothoe imbricata, des amphipodes comme les gammares (Gammarus locusta), des crustacés comme les isopodes, notamment l’idotée marine (Idotea balthica) qui vit sur les algues et dans les laisses de mer, bien sûr des crevettes comme la minuscule mysis (Mysis relicta) ou le boucaud (Crangon crangon). Mais ce sont des poissons que l’on retrouve le plus souvent dans l’estomac des truites : hareng de la Baltique (Clupea harengus membras), lançon équille (Ammodytes tobianus), sprat (Sprattus sprattus), orphie (Belone belone), gobie des sables (Pomatoschistus minutus), épinoche de mer (Spinachia spinachia), blennie vivipare (Zoarces viviparus) et bien d’autres encore succombent régulièrement à ses attaques.
(6) La truite de mer est l’un des salmonidés qui a une activité alimentaire nocturne la plus importante. Elle chasse énormément au cœur de la nuit, surtout en été lorsque les eaux côtières chauffent à cause du soleil et finissent par approcher les 20°C.
(7) Premier pays au monde à se doter d’un ministère de l’Environnement (en 1971), le Danemark mène bon nombre d’actions visant à la réhabilitation des écosystèmes. Celles qui concernent directement les pêcheurs sont, par exemple, l’incitation (par des impôts extrêmement élevés et dissuasifs) qui est faite aux propriétaires d’habitations sur les rives des lacs et des fleuves de quitter les lieux pour reconstituer les ripisylves si précieuses aux équilibres hydrologiques, ou encore les expropriations permettant de redonner aux rivières (ayant subi des calibrations pour les rendre rectilignes il y a quelques décennies) leurs méandres, leur sinuosité et leur cours naturel. Des mesures fortes, malheureusement encore inimaginables en France et dans la plupart des pays européens.