S’il vous arrive de discuter avec des pêcheurs, comme je le fais souvent, vous aurez certainement entendu le témoignage de confrères racontant leur fin de saison. S’ils ont conservé quelques truites en septembre, il vous font remarquer qu’« elles avaient des œufs ! » Immanquablement, la conversation dérive sur la date de fermeture, avec des conclusions parfois tranchées : « La pêche ferme trop tard ! Ces truites vont manquer sur les frayères cet automne. » Vider une truite présentant des gonades très développées, ce qui est quasi systématique en septembre, peut provoquer un sentiment de culpabilité. C’est tout à fait compréhensible lorsque l’on aime la pêche et que l’on s’inquiète de l’avenir de nos populations salmonicoles. Est-ce légitime ?
Oeufs développés ou non
Tout d’abord, abordons le sujet de manière rationnelle en notant prosaïquement que les truites conservées en début de saison ne présentaient pas d’œufs développés, mais qu’elles ne pondront pas non plus l’automne venu ! Une truite conservée, quelle que soit la période, ne se reproduira plus. C’est une lapalissade, mais qui mérite d’être rappelée pour relativiser les choses. La question n’est donc pas tant de savoir si les truites prélevées en septembre manqueront à l’appel en novembre lorsque débutera la période de reproduction, mais d’une manière plus générale si les prélèvements réalisés en fin de saison (période dont l’étendue reste à préciser) peuvent générer un déficit de géniteurs susceptible d’avoir des conséquences sur la production d’alevins l’année suivante et sur l’équilibre et le maintien de la population.
Géniteurs ou habitat
Cette question en sous-tend évidemment d’autres ! Quelle proportion représentent les prélèvements de fin de saison par rapport aux prélèvements totaux ? Quel est le nombre minimum de géniteurs nécessaires pour qu’une population se maintienne à l’équilibre ? Il est difficile d’apporter des réponses tant cela peut varier d’une année et d’un lieu à l’autre. Tout d’abord, il est important de rappeler quelques bases du fonctionnement des populations de truites. Notamment que les études basées sur des suivis piscicoles ne font pas ressortir de relation nette et évidente entre la quantité de géniteurs présents en fin de saison et la production d’alevins l’année suivante, bien au contraire. Aussi évidente qu’elle puisse paraître a priori, la relation « plus de géniteurs en fin de saison = plus d’alevins l’année suivante » ne se vérifie donc pas. Cela peut sembler étonnant, mais c’est un fait. Comment l’interpréter ? Tout simplement parce que la quantité de géniteurs n’est pas le paramètre majeur déterminant la production d’alevins, contrairement aux paramètres d’habitat, qui sont prépondérants. C’est par exemple le cas de l’hydrologie, et particulièrement des crues pouvant survenir pendant les périodes sensibles pour les alevins, en fin d’hiver et en début de printemps, lorsqu’ils sont encore de petite taille, avec de faibles capacités de nage et donc vulnérables aux montées d’eau. De nombreuses études mettent en évidence une relation nette entre ces crues et l’abondance d’alevins et en font un paramètre majeur, plus que le nombre de géniteurs.
Des milliers d'oeufs
Cette absence de relation directe entre l’abondance de géniteurs et d’alevins l’année suivante peut être difficile à concevoir et à admettre. N’oublions pas que nous parlons de poissons ayant une fécondité élevée. Alors qu’une femelle de mammifère donne naissance à un nombre réduit de descendants, une truite de 150 grammes pond environ 300 œufs et une de 300 grammes en produit le double. L’ordre de grandeur entre les poissons et les mammifères est très différent. Chaque hectomètre de rivière contient régulièrement plusieurs dizaines de géniteurs dans les bonnes rivières. Cela fait une quantité d’œufs importante à l’échelle d’un cours d’eau. Certes, la survie de ces œufs et des alevins est généralement faible. Mais elle est proportionnelle à leur densité, en étant d’autant plus forte qu’ils sont peu nombreux, et vice versa. Cela s’explique principalement par la compétition entre individus, qui est d’autant plus importante qu’ils sont nombreux et occupent l’habitat favorable. Ce phénomène de « survie densité / dépendance », bien décrit par les scientifiques, est un puissant mécanisme de régulation des populations. Une variation de survie de quelques pourcents appliquée à un grand nombre d’alevins peut ainsi gommer ou au moins atténuer des différences d’abondances initiales pourtant significatives.
Catastrophes et pollutions
Ce sont ces mécanismes qui sont à l’œuvre dans le cas de cours d’eau dépeuplés suite à un événement catastrophique, comme une pollution chimique accidentelle, une crue dévastatrice ou encore une sécheresse très sévère et ponctuelle provoquant un assèchement partiel du cours d’eau. Dans tous ces cas de figure, et à condition que les paramètres d’habitat redeviennent favorables après l’événement, les suivis piscicoles mis en place montrent souvent une régénération rapide de la population à partir d’un nombre de géniteurs très réduit. Cela illustre bien le fait que le nombre de géniteurs n’est pas le paramètre limitant la population. Lorsque l’on prend conscience de ces « mécanismes » qui régulent le fonctionnement des populations de truites, on comprend facilement que ce ne sont donc pas celles prélevées en fin de saison qui vont influer sur le recrutement à venir. D’ailleurs, pour ceux qui n’en seraient pas convaincus, on peut aussi raisonner autrement et comparer les situations de différents départements français.
La bonne date
Tous les cours d’eau de première catégorie ne ferment pas à la même date. Certains départements utilisent les dérogations permises par la loi pour prolonger la saison de quelques semaines. Peut-on conclure qu’ils sont moins bien peuplés en truites que ceux qui ferment plus tôt ? Assurément non ! Nos voisins espagnols ferment la pêche plus tard. Mais avec une nuance cependant, les prélèvements sont souvent interdits à partir de fin août, la pêche en no-kill reste autorisée dans certains secteurs jusqu’au 1er ou au 15 octobre. Et on ne peut pas dire que l’état des populations de truites s’en ressente !
No-kill intégral
On peut donc rassurer ceux que la date actuelle de fermeture inquiète et qui se demandent s’il ne serait pas prudent de l’avancer. De là à demander une prolongation de la saison, il n’y a qu’un pas, qu’ont franchi certains départements en offrant à leurs pêcheurs la possibilité de quelques sorties supplémentaires, qui plus est à une période intéressante et sans pour autant impacter les populations de truites. Avec des saisons de plus en plus « chaotiques » du fait de périodes défavorables à cause du changement climatique, c’est très appréciable. Certains jusqu’au-boutistes voudraient même aller plus loin. Pourquoi ne pas supprimer la fermeture et compenser par une pêche en no-kill, un peu à l’image de ce qui se fait dans certains départements pour le carnassier. On ne parle pas ici de quelques semaines de plus. Même sans prélèvement, l’impact du dérangement sur la réussite de la fraie implique que ce n’est absolument pas souhaitable. La reproduction naturelle est à la base de nos populations de truites fario. Les laisser en paix pendant cette période critique est une mesure de bon sens. Sans oublier qu’offrir à ces poissons une période de repos biologique leur permettant de se « ressourcer » vis-à-vis de nos multiples sollicitations est bien le moins qu’on puisse faire.
Que dit la Loi ?
L’article R436-6 du Code de l’environnement précise que, « à l’exception de l’ombre commun (…), la pêche dans les eaux de première catégorie est autorisée du deuxième samedi de mars au troisième dimanche de septembre inclus » et que « le préfet peut, par arrêté motivé, prolonger d’une à trois semaines la période d’ouverture (…) dans les plans d’eau et cours d’eau de haute montagne ».