Les saumons, qu’ils soient liés à l’océan Atlantique ou au Pacifique, sont tous anadromes, c’est-à-dire qu’ils effectuent des migrations des océans vers les fleuves et les rivières pour s’y reproduire. Ils sont même souvent la seule et unique représentation de ce type de migration auprès du grand public, alors que les espèces de poissons à le pratiquer sont très nombreuses. Pourtant, au cours de la complexe et encore imparfaitement expliquée histoire des climats de notre planète, les phénomènes de volcanisme et autres tectoniques des plaques ont fait varier les teneurs de gaz à effet de serre (ceux qui protègent et réchauffent la planète bleue) dans l’atmosphère terrestre. Ainsi, tout au long des 4 milliards d’années de son histoire, lorsque les taux de CO2 se sont effondrés dans son atmosphère, la Terre s’est congelée à chaque fois. Ces périodes de glaciation massive conduisant à de forts abaissements du niveau des eaux, certains saumons se sont alors retrouvés bloqués dans des eaux douces, sans retour possible vers les océans. Ils y ont survécu et s’y sont adaptés en réduisant les migrations nuptiales à des déplacements plus restreints, d’un lac vers une rivière tributaire par exemple.
Des saumons miniatures de toute beauté
Privés des eaux très nourricières des mers et des océans, ces saumons ont développé une forme de nanisme et n’atteignent jamais, loin de là, les dimensions de leurs cousins anadromes qui ont conservé l’accès à leurs zones de grossissement que sont les eaux salées. Comme le résume très bien Ebi, le guide (japonais) qui m’a permis de pêcher pour la première fois cette espèce : « La taille courante d’un saumon cerise enfermé est de 15 à 20 cm, à 30 cm c’est un gros poisson, à 40 cm c’est un monstre ! » Leur taille modeste est largement compensée par leur beauté, puisque leurs flancs, irisés de reflets rosés, bleutés ou mauves, sont ponctués de points noirs sur le dos et d’autres, bleu cobalt, sur leur ventre argenté. Ces petits saumons arborent également tout le long du corps une rangée de taches ovales, dites « en forme de doigt » ou tache de tacon, dont le coloris varie du bleu saphir à l’indigo, également du plus bel effet. Au moment des glaciations, ces saumons ont été enfermés sur différentes parties de la planète. Ils ont ensuite évolué de façon différenciée, ce qui conduit, de nos jours, à plusieurs espèces distinctes aux aires de répartition généralement très restreintes, mais toutes en lien avec l’ouest de l’océan Pacifique.
Le yamame (Oncorhynchus masou yamame)
Il est le plus connu, ou plutôt le moins inconnu, de ces saumons cerise enfermés. On le trouvera essentiellement au Japon, mais aussi en Corée, sur l’île russe de Sakhaline, et dans quelques rivières à l’extrême est de la Sibérie, près des côtes de la mer d’Okhotsk. C’est sur les îles Hokkaidō et Honshū du Japon, qu’il est le plus accessible aux pêcheurs. Nos amis japonais sont très friands de ce poisson, que ce soit pour la pêche ou pour la table. Alors, dans certaines rivières, les populations sont soutenues par des introductions, car la reproduction du yamame est maîtrisée en pisciculture. Ce sont les petites rivières des montagnes Tanzawa, à quelques dizaines de kilomètres du célèbre mont Fuji, qui m’ont offert mes premiers saumons cerise enfermés. Je garderai toujours en moi l’image de cette première prise, de ce magnifique petit saumon dans mes mains tremblantes d’émotions et mouillées de ces eaux fraîches et limpides tout droit descendues du lac d’altitude Yamanaka, un des cinq lacs du mont Fuji.
L’amago (Oncorhynchus masou macrostomus)
Anciennement désigné par le terme Oncorhynchus ishikawai, cet amago est, quant à lui, beaucoup plus rare. On le trouve uniquement dans de tout petits cours d’eau à caractère torrentiel de l’ouest du Japon. Étonnamment, même lorsque ces rivières sont situées sur des bassins reliés à l’Océan Pacifique, l’amago ne cherche jamais à le rejoindre et reste toujours très haut en tête de bassin. Pouvant atteindre une taille supérieure à celle du yamame (jusqu’à presque 50 cm), il lui ressemble néanmoins beaucoup, mais s’en distingue facilement, car il est porteur de la très singulière clé d’identification (pour un Oncorhynchus) d’arborer des points rouges au milieu des flancs. Il est ainsi l’unique représentant de la pourtant nombreuse famille des Oncorhynchus à posséder des points rouges, ce qui lui vaut le nom de red-spotted masu salmon en anglais. Ses petites taches noires en périphérie des yeux sont également typiques.
Le saumon de Formose (Oncorhynchus masou formosanus)
J’ai voyagé vers Taïwan pour y pêcher plusieurs espèces endémiques de cette île, mais « il » était profondément inscrit en fond de ma motivation dans ce voyage ; « il », c’est l’incroyable saumon de Formose qui vit donc sur une île tropicale ! Je voulais absolument l’approcher, l’observer, fréquenter les biotopes qui l’accueillent, car il est sans aucun doute le saumon le plus insolite, le plus rare et le plus inaccessible de la planète. Enfermé dans des lacs de montagne par la dernière glaciation, il ne supporte pas une température d’eau de plus de 17°C et seule l’altitude lui permet d’échapper au climat chaud et humide de Taïwan et d’y trouver des eaux froides toute l’année. Logan, mon guide taïwanais, me fera passer le col du mont Hehuan à 3070 mètres puis redescendre un peu pour avoir la chance d’apercevoir et de photographier ce véritable miracle de la biologie.
Écologie et comportement
En fonction des interlocuteurs, deux élégantes hypothèses sont régulièrement avancées pour expliquer son nom de saumon cerise (cherry salmon, en anglais). La première déclare que c’est parce que les saumons débutent leur migration nuptiale au moment où les cerisiers sont en fleurs ; la seconde, plus crédible, que c’est à cause de la couleur rouge intense (rouge cerise) barrée de bandes transversales sombres dont ils se parent au moment de la fraie. Ces poissons qui ont besoin d’oxygène ne se plaisent que dans des eaux froides, limpides et agitées. Leur zone de distribution étant très méridionale pour des saumons, on ne les trouvera logiquement qu’au-delà d’une certaine altitude, généralement au-dessus de 1500 mètres. Leur croissance est plutôt rapide et leur durée de vie semble limitée à quatre ou cinq ans.
Pêcher le landlocked cherry salmon
C’est Han Kang, un excellent guide de pêche coréen, qui me fera le plus progresser sur la pêche de ces poissons. Nous recherchions alors avec lui le sanchono (nom coréen du yamame) dans l’extrême nord-est du pays, sur des montagnes très peu peuplées à cause de la sensible et toute proche frontière avec la Corée du Nord. Ces petits saumons peuvent se pêcher avec des mouches ou des leurres de quelques centimètres, mais ils sont très méfiants et extrêmement « sensitive », comme nous l’expliquait Han en anglais. La première chose à faire est de se rendre très tôt sur les zones de pêche, car l’aube est un moment déterminant pour parvenir à les faire mordre. Ensuite, il faut progresser vers l’amont, de pocket en pocket, en étant très discret et très mobile. Un lancer, deux au maximum, par poche d’eau - inutile d’en faire plus -, même si l’on aperçoit des saumons, car ceux-ci ne reviennent jamais une seconde fois après une attaque ratée ou un suivi. Des petits minnow plongeants type Smith D-Contact ou Duo Spearhead Ryuki de 30 à 50 mm sont très efficaces. Il faut beaucoup tirer sur son leurre, le jerker et le déséquilibrer au maximum, pour obtenir une action rapide et très saccadée. De cette façon, on voit souvent sortir d’un gour, ou de sous l’eau écumeuse, des petits groupes de 3 à 4 saumons qui virevoltent autour du leurre et le chargent d’attaques fuyantes. Mais ils sont très difficiles à piquer. Si c’est très amusant au départ, cela devient vite frustrant si on ne parvient pas à accrocher un de ces petits diables à sa ligne… À noter que, comme les rivières où vivent ces saumons sont peu larges (4 à 10 m, en moyenne) et peu profondes (en moyenne, 1 m à moins), elles sont des sites idéaux pour découvrir la pratique du tenkara, la pêche à la mouche traditionnelle au Japon. C’est un type de pêche à la volante, qui se pratique avec une canne très fine et très souple, très légère aussi (moins de 90 g), sans anneau ni moulinet, mais munie d’une petite poignée en liège, comme une canne à mouche. J’ai pris énormément de plaisir à pêcher avec cette technique que l’on appréhende très vite et qui est beaucoup plus intuitive que la pêche à la mouche au fouet. Le record de l’amago (Oncorhynchus masou macrostomus) a été établi dans le fleuve Yoshino sur l’île japonaise de Shikoku le 27 mai 2010, avec un poisson de 47,5 cm pour 1690 kg pris sur un petit poisson nageur Saurus Brownie. Pour les autres espèces, les records sont vacants, alors… À vos cannes !