Lorsque Laurent m’a proposé d’ouvrir à nouveau cette boîte de Pandore qu’est la question du no-kill, j’ai d’abord pensé « Encore! » avant de m’apercevoir que le dernier dossier que nous avons consacré à ce thème remontait à quelques années ! Alors je me suis dit que le moment était finalement bien choisi pour parler à nouveau de ce sujet qui a l’art de diviser les pêcheurs et les gestionnaires. Qu’on l’appelle « graciation » (ce qui fait un peu chevaleresque et sympathiquement désuet), « no-kill » (à vérifier !) ou « catch and release » (terme bien plus pragmatique), la remise à l’eau systématique des poissons relève d’abord d’une attitude et d’une conviction personnelle avant même de se poser en préoccupation d’écoresponsabilité ou en mode de gestion des populations piscicoles. Nous avons tous connu des pêcheurs qui, de tout temps, n’ont jamais conservé leurs prises, ou si peu, et n’ont pas attendu les débats sur la gestion des espaces aquatiques ou le vent des modes pour rendre à leur élément tous les poissons qu’ils capturaient. Nous en avons aussi connu qui faisaient du ciblage, en remettant par exemple volontiers à l’eau les carpes mais en conservant toutes les truites qu’ils prenaient, ou encore en ne gardant jamais un ombre ou une truite mais en ne « faisant » aucun cadeau aux sandres, si savoureux au beurre blanc ! J’ai longtemps fait partie de cette dernière catégorie de no-killers à géométrie variable !
Un mode de gestion...
Aujourd’hui, bon nombre de mes amis et ma vieille maman ne comprennent absolument pas pourquoi je dépense des sommes astronomiques dans le matériel de pêche, consacre tant d’heures à astiquer mes leurres, à monter des mouches, brûle tant d’essence et de kérosène pour aller rejoindre de bons parcours et m’échine à capturer des poissons pour finalement les remettre à l’eau. Outre une frustration pour les excellents cuisiniers que sont certains d’entre eux, j’ai aussi parfois à subir de leur part un jugement beaucoup plus lourd sur le plan moral : je suis cruel, presque pervers puisque je m’amuse à faire stresser et souffrir des poissons pour rien, en leur flanquant de surcroît des maladies comme la saprolégniose. En cela, ces amis sont « super-modernes » et rejoignent les penseurs de PAZ (Paris Animaux Zoopolis) qui exercent actuellement un très efficace lobbying sur nos élus afin d’interdire le no-kill, comme c’est le cas en Suisse ou en Allemagne. À titre personnel, je ne suis pas un intégriste du no-kill et supporte l’idée qu’un compagnon de pêche puisse garder ici ou là un beau poisson pour le consommer, pourvu qu’il n’abuse pas. L’autre aspect du no-kill, au-delà d’une posture ou d’une conviction personnelle, correspond à une démarche collective consistant à proposer ou imposer cette pratique comme mode de gestion. Elle est apparue dans un premier temps aux États-Unis puis est arrivée en Europe et s’est assez fortement développée en France durant ces 25 dernières années. Le temps est donc sans doute venu de tenter de dresser un petit bilan et de présenter à nouveau, si possible de manière dépassionnée et sans lancer d’anathèmes, les arguments des « pro » et des « anti » afin de se faire une opinion raisonnable.
Pour ou contre ?
Les adeptes du no-kill avancent divers arguments que l’on peut classer en deux catégories principales : celle du tourisme halieutique et celle de la protection des populations piscicoles, à titre préventif ou curatif. Le premier volet n’est pas le moins intéressant. Les parcours no-kill attirent en effet de nombreux pêcheurs qui se retrouvent bien dans ce mode de pratique de leur loisir. Peu ou pas d’études ont été réalisées sur les retombées écotouristiques réelles liées à ce phénomène, mais la fréquentation régulière de quelquesunes de ces zones en no-kill et le « retour » de nombreux guides amenant leurs clients sur de tels parcours montrent que l’augmentation du chiffre d’affaires de quelques restaurants, bars et hôtels n’est pas négligeable pour certains villages installés à proximité de ces secteurs de rivière. Le deuxième volet, le plus discuté et le plus discutable, concerne la gestion des populations de salmonidés. L’hypothèse de base du no-kill repose sur l’idée que lorsque le prélèvement cesse, la densité de poissons augmente par un effet mécanique (voire magique!), ce qui peut sembler évident de prime abord. Les parcours no-kill correspondent alors à des « réserves actives » mais, à la différence des réserves classiques, les poissons y sont sans cesse dérangés par les pêcheurs. Les motivations de l’installation de tels parcours sont variées mais correspondent globalement à deux approches différentes: soit le parcours est installé sur une rivière « en bon état » et cherche à « sanctuariser » une portion de rivière pour assurer une certaine pérennité des populations, soit il vise à restaurer des populations décimées par un épisode de pollution ou une épidémie. Dans ce dernier cas, sa création s’accompagne parfois d’un empoissonnement adapté.
Les résultats sont-ils à la hauteur des attentes ?
Pour répondre à la question, il ne suffit pas de camper sur ses certitudes, ses a priori, voire ses observations, mais plutôt de s’adresser aux enquêtes scientifiques disponibles. Celles-ci sont en réalité très rares et même absentes pour les grands cours d’eau (comme sur la Dordogne pour le célèbre no-kill d’Argentat ou celui de Beaulieu). Cela tient à la difficulté de réaliser de telles études et à la versatilité ainsi qu’à l’interconnexion des facteurs intervenant dans l’état d’une population piscicole. Les résultats obtenus à une échelle locale (par exemple une station donnée, sur un cours d’eau donné) ne peuvent guère fournir d’informations pertinentes. Seul le traitement d’un très grand nombre de données issues de bassins et de pays différents, en comparant des secteurs équivalents (mais cela existe-t-il ?), gérés en no-kill ou pas, pourrait éventuellement produire quelques résultats exploitables, et encore faudrait-il aussi tenir compte du mode de pêche pratiqué et de la manière dont les poissons sont manipulés et remis à l’eau. Ce travail reste à faire. Pour ce qui est de la France, seules quelques études concernant les effets du no-kill en Franche-Comté (Doubs, Jura) sur la Loue et la Bienne, dans le Morvan (Le Méchet), ainsi que sur diverses rivières de la Haute-Savoie ou encore en Ardèche fournissent des éléments de réflexion.
Des effets positifs ou pas ?
Sur ces rivières petites et moyennes, on ne constate aucun effet positif du no-kill à long terme, même si quelques parcours en bon état montrent un accroissement rapide du nombre et de la taille moyenne des poissons lors des trois premières années. Au bout de quelque temps, la biomasse se stabilise, sans du reste atteindre forcément le niveau attendu en fonction des caractéristiques et des capacités du milieu. Pour ne citer qu’un seul pays proche du nôtre, on peut faire le même constat en Espagne sur le rio Sègre et dans la Castille-et-León sur l’Orbigo et la Cabrera pour la plupart des stations étudiées. Est-ce à dire que c’est un échec ? Il est peut-être un peu tôt pour en décider puisque l’on enregistre parfois un arrêt de la baisse des populations sans amélioration des paramètres du milieu lorsqu’on ouvre un no-kill sur un secteur ayant enregistré de fortes baisses des populations. Mais l’on peut déjà affirmer que la mise en nokill des parcours n’est pas une panacée ni même une priorité face à l’urgence qu’il y a à restaurer nos milieux aquatiques ou, au moins, à lutter contre leur incessante dégradation. Les adversaires du no-kill avancent quant à eux des arguments divers et variés. Nous passerons sous silence ceux relevant de la privation de liberté ou du procès de cruauté déjà évoqué. Tout d’abord, beaucoup se montrent sceptiques sur les chances de survie des poissons remis à l’eau. Les seules études scientifiques sérieuses dont nous disposons viennent des États-Unis et du Canada et datent déjà de plusieurs décennies. Elles montrent une grande disparité selon les modes de pêche pratiqués, l’information et la formation des pêcheurs et le fait qu’ils suivent plus ou moins correctement le bon protocole de remise à l’eau. On obtient des chiffres qui varient de 17 à 82 % de taux de survie ! Les principales causes de surmortalité sont l’utilisation d’hameçons « vulnérants » (avec ardillon), l’augmentation de la durée du combat, la sortie de l’eau du poisson pour prise de photos, la mauvaise manipulation (tenue par la gueule, enlèvement du mucus…). Quand on voit aujourd’hui la mode des selfies ou photos « cool » avec poissons plus ou moins correctement tenus, on peut craindre que nous sommes dans le bas de cette fourchette de taux de survie !
Des poissons imprenables
Ensuite, les détracteurs du no-kill avancent l’idée qu’à force d’être pêchés et relâchés, les poissons deviennent quasi imprenables et changent de comportement, ne s’alimentant même que la nuit dans certains cas. C’est assez vrai dans les petites rivières et sur les no-kill assez courts. Ce n’est pas le cas en grandes rivières comme la Dordogne par exemple. Un autre argument des adversaires du no-kill consiste à dire que les pyramides des âges et des tailles sont décalées en faveur des gros sujets et que, finalement, la biomasse reste assez invariable. Là encore, cela semble se vérifier dans les no-kill courts sur des rivières de taille modeste mais n’est pas très sensible en grandes rivières. Certains opposants aux parcours no-kill avancent aussi l’idée qu’ils sont parfois « confisqués » par les pêcheurs à la mouche, quand ils ne leur sont pas intégralement dédiés, ce qui génère des clivages entre les diverses catégories de pêcheurs et beaucoup de ressentiment. Force est de constater que c’est parfois le cas. Pour démêler le vrai du faux de tous ces arguments avancés par les pro et des anti-no-kill, il faudrait disposer d’études qui font cruellement défaut.
L'avis des pros
De nombreux guides réputés, comme Stéphane Faudon en Lozère, Mika Andrieux ou Grégoire Ribert sur la Dordogne, qui fréquentent assidûment ces no-kill avec leurs clients, témoignent du fait que sur les cours d’eau en bon état, ces parcours assurent une bonne densité en poissons de belle taille et sont donc très attractifs pour les pêcheurs en assurant aussi une bonne densité de géniteurs. Mais, comme moi, ils admettent que c’est une illusion de penser qu’ils peuvent contribuer à restaurer les populations à la suite d’une pollution ou d’une épidémie. En effet, il est évident que parmi les facteurs limitants la biomasse en salmonidés d’un cours d’eau, le prélèvement, même s’il exerce un réel impact lorsqu’il est trop fort, vient loin derrière les facteurs environnementaux comme la température de l’eau, le niveau des débits, l’état du substrat et la plus ou moins grande charge en polluants de natures diverses et en matières organiques à reminéraliser. Les observations réalisées par Emmanuel Vialle sur un ensemble de parcours no-kill de l’Ardèche, totalisant plus de 90 kilomètres (voir plus bas), corroborent le sentiment que beaucoup de pêcheurs assidus de ces secteurs et de nombreux scientifiques peuvent avoir. Si, dans un premier temps, la densité et la taille moyenne semblent augmenter, on atteint assez rapidement un plateau avec une proportion de gros sujets significativement plus élevée qu’ailleurs sans que pour autant la biomasse globale n’augmente. À terme, on peut même observer parfois un renouvellement très lent des géniteurs par un effet de compétition défavorable aux poissons de taille petite et moyenne. En ce sens, les no-kill peuvent paraître attractifs pour les pêcheurs attirés par les belles prises mais ne contribuent guère à la pérennisation des populations et à l’augmentation globale de la biomasse, comme le montrent les études de « production de biomasse » par mètre carré ou hectare réalisées en France et en Espagne.
Pour optimiser les chances de survie
- choisir des mouches ou des leurres avec hameçons simples sans ardillon (ou écraser celui-ci s’il existe);
- utiliser, seulement lorsque c’est nécessaire, une épuisette à mailles fines et lisses;
- laisser les poissons dans l’eau pour les libérer de l’hameçon;
- les soutenir main ouverte bien à plat sous le ventre;
- éviter de les serrer et de frotter les flancs afin de ne pas enlever le mucus;
- abréger la bagarre en pêchant avec le plus gros diamètre de Nylon possible;
- relâcher les poissons dans une zone calme et peu profonde et le réoxygéner si nécessaire
Pas toujours LA solution
Quant aux effets du no-kill sur les parcours dégradés ou les populations décimées par des épidémies, les études (Haute-Savoie par exemple) démontrent qu’ils sont nuls à long terme tant que les causes environnementales de la dégradation du milieu persistent. Le no-kill en tant que mode de gestion ne représente donc pas une solution très efficace. Il est sans doute préférable de pratiquer un prélèvement strictement limité et raisonné en adoptant peut-être un système de fenêtre des tailles des poissons pouvant être conservés. Enfin, j’aimerais à nouveau attirer l’attention sur l’intérêt des carnets de captures annuels permettant non seulement de limiter le prélèvement mais aussi de faciliter le suivi des populations. Certains m’opposent régulièrement l’argument de la difficulté de mise en place d’un tel mode de gestion en raison du manque d’effectifs de la garderie. Je ne reçois pas cet argument: un carnet de captures responsabilise toujours les pêcheurs et constitue toujours une « épée de Damoclès » pour les « viandards » malgré les faibles effectifs de la garderie. On pourrait du reste imaginer un carnet de captures numérique infalsifiable associé à la carte de pêche, ce qui est déjà opérationnel pour les chasseurs avec l’application mobile ChassAdapt utilisable même en l’absence temporaire de connexion Internet. Je considère qu’il s’agirait d’un outil de gestion et de suivi qui pourrait trouver l’assentiment de tous et réconcilier les « pro » et les « anti » no-kill, quitte à se disputer quand même (un peu!) sur la limite annuelle des prélèvements. Cette notion de « quantité prélevable » fixée après étude par les scientifiques est bien connue et assez largement suivie aux États-Unis, et je n’arrive pas à croire que les pêcheurs français soient plus obtus que leurs confrères d’outre-Atlantique.
L'avis d'Emmanuel Vialle, président de l'AAPPMA Eyga et vice-président de la fédération de pêche de l'Ardèche
« Nous gérons plus de 90 km de parcours no-kill, et les observations que nous avons faites montrent que nos attentes et les objectifs ne sont pas tous atteints. Si les populations ont assez vite augmenté au début sur certains parcours, on a constaté une stagnation au bout de quelque temps. De plus, la “capturabilité” de ces poissons et en particulier des beaux spécimens a nettement baissé. Or, la pêche de loisir a pour but principal de prendre des poissons. Ces constats nous amènent aujourd’hui à penser à un autre mode de gestion, par exemple une limitation stricte des captures avec un prélèvement en fenêtre, fenêtre que nous déciderions sans a priori mais à l’issue d’études scientifiques. »
L’avis de Marc Delacoste, hydrobiologiste spécialisé dans l'écologie des salmonidés
« La mise en place de fenêtre de capture est un peu à la mode en ce moment. Sur le plan biologique et concernant la truite, je reste sceptique sur ses effets en matière de production de poissons. Ce sont avant tout les caractéristiques de l’habitat qui conditionnent la production et l’abondance de truites d’un cours d’eau. D’un point de vue halieutique en revanche, la fenêtre de capture pourrait être plus intéressante. Elle présente notamment l’avantage de permettre la cohabitation de pêcheurs aux attentes différentes et d’éviter de trop segmenter notre réseau. Par exemple, la mesure mise en place jusque-là pour favoriser l’augmentation de la taille moyenne et la densité de beaux sujets était la création de parcours no-kill. Mais ils étaient forcément limités et souvent assez courts. La fenêtre de capture pourrait permettre de faire cohabiter sur des linéaires importants une pêche de prélèvement tout en favorisant le vieillissement d’une partie de la population, et donc l’abondance de beaux sujets. Mais attention, cette mesure n’est pas la panacée. Elle doit notamment être appliquée sur des cours d’eau à forte croissante pour avoir des effets significatifs. Il n’y a pas grand-chose à en attendre dans les cours d’eau pauvres où les truites grandissent trop lentement pour atteindre de belles tailles. Pour l’instant nous n’avons encore que peu de recul et les effets de telles mesures n’ont pas encore été bien évaluées en France. C’est pourtant la condition pour avoir un débat apaisé et des réflexions constructives pour la gestion à venir. »