Si on veut faire preuve d’un minimum de rigueur, le terme piranha est plus porteur d’ambiguïtés que de réalités scientifiques. Il désigne en effet un grand nombre d’espèces, la plupart n’étant d’ailleurs pas carnassières mais vivant toutes en Amérique du Sud. Ces espèces occupent d’ailleurs presque toute la surface du continent, c’est-à-dire pas uniquement la zone intertropicale mais également le tiers sud pourtant plus tempéré. Toutes appartiennent aux Serrasalminae, souvent considérés comme une sous-famille des Characidae. Tous ces poissons sont de forme discoïde, présentent une nageoire adipeuse et surtout une très forte dentition. Ils sont généralement grégaires. Les espèces non prédatrices, souvent désignées sous le terme de « pacu » par les pêcheurs, sont les plus grosses et les plus puissantes ; nous les étudierons ensemble dans un prochain article. Mais intéressons-nous ici aux piranhas strictement carnivores.
Des mâchoires incroyablement puissantes
Les piranhas prédateurs ont une taille moyenne de 15 à 25 cm et tous sont dotés de dents extrêmement acérées dont le tranchant n’est pas une légende (elles sont traditionnellement utilisées par les Indiens pour la fabrication d’outils de découpe). Ces dents sont typiquement triangulaires et occupent une seule rangée sur chacune des mâchoires. Les deux rangées (celle située sur la mâchoire supérieure, le maxillaire, et celle située sur la mâchoire inférieure, généralement très saillante, la mandibule) s’imbriquent parfaitement l’une dans l’autre. Cette particularité associée à une puissance hors du commun dans tout le règne animal – on parle de la capacité à développer une force dans les mâchoires allant jusqu’à 30 fois son poids ! – explique son aptitude à découper les chairs avec une facilité déconcertante. J’ai toujours en tête cette image d’une de mes premières rencontres avec les piranhas. C’était un gros piranha noir du lac Brokopondo, au Suriname. Pour me prouver la dangerosité de ma capture, mon guide a introduit une branche de bois mort très dur dans la gueule du poisson posé sur le sol : ses mâchoires rageuses et claquantes découpaient le bâton en tronçons comme s’il s’agissait d’une simple nouille… Les piranhas ne semblent pas avoir de vie sociale réellement organisée mais aiment à se regrouper, notamment en période d’activité alimentaire. Une hiérarchie s’installe rapidement au sein des groupes, surtout petits et moyens, ne dépassant pas quelques dizaines d’individus.
Piranha rouge et piranha noir
Sans vouloir décrire toutes les espèces, qui sont relativement nombreuses, on peut citer le piranha rouge (Pygocentrus nattereri) et le piranha noir (Serrasalmus rhombeus) qui sont emblématiques des piranhas carnivores. Le piranha rouge est certainement le seul poisson d’Amazonie que le commun des mortels est capable de citer. C’est lui qui symbolise la voracité et la dangerosité (largement surestimée) des piranhas et il le doit en grande partie à des récits à sensations ou des films d’horreur de série B. Comme pour la plupart des Serrasalminae, le juvénile est argenté avec de nombreux points noirs sur toute la surface des flancs. Avec l’âge, ces derniers disparaissent pour laisser place à une coloration rouge sur la poitrine et la partie basse des flancs, ce qui explique son nom de piranha rouge. C’est un poisson de taille moyenne où les adultes de 20 à 26 cm sont les plus communs. Toutefois, et même si une prise d’un kilogramme est déjà remarquable, certains individus peuvent dépasser les 40 cm et peser alors 7 à 8 livres.
Les piranhas rouges sont connus pour leur capacité à constituer des groupes de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’individus en saison sèche ; c’est dans ces situations qu’ils peuvent être dangereux. À noter enfin que ce piranha est assez couramment maintenu en aquarium. Largement réparti dans une grosse moitié nord de l’Amérique du Sud, le piranha noir est probablement celui qui croise le plus fréquemment la route des pêcheurs sportifs ; ça tombe bien car il compte aussi parmi les plus gros et les plus vigoureux des piranhas prédateurs. Sa corpulence, courte et massive, inspire la force et la puissance. Certains individus exceptionnels peuvent dépasser les 50 cm et affichent alors près de 5 kg sur la balance. Les Américains les nomment « redeye piranha » car leurs yeux, parfois rouge vif, sont l’unique touche de couleur sur un corps entièrement gris et noir. L’œil est traversé par une barre verticale sombre ou noire.
Pêcher les piranhas
Les piranhas carnivores sont rarement recherchés de façon spécifique par les pêcheurs voyageurs car ils cohabitent sur leurs zones de distribution avec de nombreuses espèces autrement plus spectaculaires et prestigieuses. Ils sont donc le plus souvent capturés par hasard, en recherchant d’autres poissons. Une situation classique de première rencontre est la capture d’un poisson suffisamment gros par rapport à la ligne utilisée (un beau peacock bass par exemple) pour faire durer le combat puis voir ce peacock bass attaqué et dévoré par une bande de piranhas en furie. Le pêcheur, estomaqué par la scène, n’aura en général aucun mal à capturer les piranhas complètement excités en leur jetant un morceau de poisson ou un petit leurre. Les piranhas attaquent également les gros leurres (type Buster Jerk 15 cm ou Luhr Jensen Woodchopper) destinés aux autres poissons, mais ils sont difficiles à piquer dans ces conditions à cause de leur petite gueule. Rechercher spécialement les piranhas n’est pas très compliqué car ils sont très actifs tout au long de la journée.
En de nombreux endroits d’Amazonie, j’ai vu les locaux attirer les piranhas simplement en faisant du bruit dans l’eau, en brassant la surface avec un bâton par exemple. On les capture avec des morceaux de poissons (hameçons renforcés et bas de ligne acier obligatoires) ou avec des petits leurres d’une dizaine de centimètres maximum. Toutes sortes de leurres peuvent fonctionner mais quasiment tous seront détruits après une ou deux captures à cause de la force de leurs mâchoires, leurres souples et streamers bien sûr, mais aussi les leurres durs comme les poissons nageurs ne résistent pas. Seules les cuillères tournantes, par ailleurs très efficaces dans les n°2 à 4, assurent plusieurs prises avant de rendre l’âme. Grand amateur de pêche au poisson mort manié (PMM), j’ai capturé de nombreux piranhas en installant des sardinas (poissons blancs de forme longue) sur mes montures. C’est une pêche particulièrement amusante et très visuelle dans les eaux claires, car les piranhas virevoltent autour de votre PMM et découpent littéralement votre poisson mort (même de grande taille) en finissant immanquablement par se piquer aux hameçons. Les piranhas aiment se tenir loin des rives, entre deux eaux ou près de la surface. C’est aussi pour cette raison qu’on dit qu’il est préférable, partout où les piranhas sont présents, de relâcher une belle prise très près du bord où elle aura le temps de récupérer, moins exposée aux piranhas. Sinon, elle sera dévorée ou mutilée. À noter que les piranhas constituent eux-mêmes d’excellents appâts pour les pêches de fonds lorsqu’on recherche les grands poissons-chats amazoniens par exemple.
Dangerosité des piranhas, légendes et réalités
Nous avons tous en tête des images de bancs de piranhas s’attaquant à du bétail traversant une rivière ou à des nageurs imprudents se baignant dans les eaux claires d’une crique amazonienne. Et c’est vrai que je me suis moi-même interrogé, lors de mes premiers séjours en Amazonie, lorsque nos guides nous faisaient remonter des rivières pour pénétrer en forêt ou nous faisaient rentrer dans l’eau jusqu’à la taille pour accéder aux repères des peacock bass alors que nous venions d’y capturer quelques gros piranhas noirs… Ce qui est vrai, c’est que les piranhas prédateurs fréquentent tous les biotopes sur leur aire de distribution : on les trouve dans les fleuves et les grandes rivières, à l’aval des chutes, dans les eaux calmes, les courants et même les rapides, dans les ruisseaux, les mares ou les marais. Ils sont partout et c’est impossible de les éviter. Vrai aussi que c’est un poisson très vorace à l’activité quasi permanente qui patrouille en banc parfois compact à la recherche de proies potentielles. Vrai aussi qu’ils peuvent faire preuve de comportement agonistique marqué et même de cannibalisme, en particulier lorsque la température s’élève au-delà de 30°C. Enfin, ils sont également capables de détecter une très faible quantité de sang à grande distance (jusqu’à 100 m). Pour autant, les rapports documentés de réelles attaques sur l’homme sont inexistants. Ce que l’on recense, ce sont des morsures isolées et uniques sur des baigneurs, ce qui fait plus penser à des réactions de défenses (de la fraie notamment) qu’à de l’activité alimentaire.
Les piranhas les plus cités dans ces rapports sont le piranha rouge et le piranha noir en Amazonie mais aussi les palometas (Serrasalmus spilopleura) du côté de l’Argentine. En réalité, la grande majorité des blessures (qui, c’est vrai, peuvent être terribles) surviennent lors d’erreurs de manipulations des pêcheurs à la suite d’une capture. Car un piranha sorti de l’eau cherche à mordre tout ce qu’il peut. Si c’est le fond de la pirogue ou le bois de la matraque qu’utilisent les locaux pour le tuer avant de le monter à bord, ça n’est pas grave. Si c’est un doigt ou un orteil, il sera tranché d’un seul coup de mâchoire… On ne peut pas réellement classer le piranha comme un grand prédateur, c’est plutôt un opportuniste qui attaque des proies faibles ou malades, parfois même des charognes. C’est probablement ce côté charognard – on l’a vu dévorer des cadavres humains (après noyade par exemple) – qui concourt à alimenter les légendes des attaques sur l’homme. Ce qui est certain, c’est que les eaux basses et chaudes (entre 30 et 35°C et au-delà) où sont concentrés de nombreux piranhas augmentent très sensiblement leur niveau de nervosité et d’agressivité. En saison sèche, évitez donc de vous aventurer dans une mare isolée des eaux libres et surchauffée par le soleil tropical depuis plusieurs semaines… Le record du piranha rouge (Pygocentrus nattereri) a été établi dans la rivière Cuiabá dans le centre du Brésil, le 7 juillet 1994 avec 1,550 kg. Celui du piranha noir (Serrasalmus rhombeus) atteint 3,830 kg (et 49,5 cm), capturé le 10 février 2009 en Amazonie brésilienne. Records à battre : à vos cannes…