Le docteur Ernest Sexe (1871-1940) a édité 1 000 exemplaires de « La carpe de rivière » à compte d’auteur, en 1937. Tony Burnand, également médecin puis créateur et rédacteur en chef de la revue Au Bord de l’Eau (ABDE), écrit à propos du livre de son confrère : « je n’avais pas lu dix lignes que j’étais alerté, cent lignes que j’étais pris, et je crois bien que la carpe, ce soir-là, battit de cent longueurs la truite dans mon esprit… » L’ouvrage devenu introuvable, il décide en 1954 d’en reproduire quelques pages chaque mois dans ABDE, jusqu’à en publier la presque totalité, à l’exception des deux derniers chapitres. En 1979, Dominique Audigué découvre ce livre au travers de quelques photocopies d’ABDE, mais, n’arrivant pas à se le procurer, contacte la Mairie de Scey-sur-Saône, village natal du docteur Sexe. Celle-ci le met en contact avec son fils, Henri. Quelques années plus tard, en 1984, Dominique aura la surprise de recevoir une édition originale du précieux livre, offerte par Henri Sexe, ce qu’il raconte une douzaine d’années plus tard dans un article intitulé « le cercle des carpistes disparus », publié dans Média Carpe.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Or, un jour, un éditeur apprend par un collectionneur de livres qu’un de ses amis, Dominique en l’occurrence, connaît le fils de l’auteur qui détient le manuscrit… Après quelques échanges avec Dominique, puis avec Henri Sexe, « Carpe de rivière » est réédité aux éditions du Pécari, en 1998. Michel Winthrop consacre un chapitre au bon docteur et à son ouvrage. Sur la forme, il commence par décrire un style à la fois simple, poétique et souvent drôle, souligne sa sagesse, son éthique, sa philosophie. Il dépeint ensuite la transformation de l’homme, de nature optimiste, devenu mélancolique suite aux horreurs de la guerre et à force de réparer en tant qu’ophtalmologue les « gueules cassées » ; puis, le temps faisant, celle du moucheur que « la cinquantaine ramène à la pêche assagie » (je cite ici le docteur), celle de la carpe que pratiquait aussi Jean, son père. Ces précisions sont utiles pour bien saisir, à défaut d’un poisson, l’instant présent et la profondeur des propos du docteur qui commençaient son livre par « La pêche de la carpe à la ligne condense en elle seule une Éthique et une Philosophie complètes ».
Point de recette infaillible, de montage inédit ou de technique miracle conclut Dominique dans l’avant-propos de la réédition de 98, « Il ne contient qu’un seul secret, le secret des bonheurs simples, comme l’était la pêche de la carpe au temps où l’on savait prendre son temps ». Dans le chapitre consacré aux esches et amorces, Ernest Sexe consacre néanmoins un sous-chapitre aux secrets de pêche, qu’il résume en citant La Fontaine : « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour le mensonge. » Les apports du docteur Sexe sont considérables. Il décrit parfaitement les sens de la carpe qu’il présente en trois chapitres, 1) la vision, 2) ce qu’il appelle « le toucher de l’eau » (équilibre, orientation et audition) et 3) la télégustation, supprimant volontairement le préfixe « olfacto » qu’utilisent d’excellents auteurs prend-il soin de préciser, qu’il remplace par « télé ». Il explique une notion parfois mal comprise encore : la carpe n’a pas d’odorat, ses deux sacs olfactifs tapissés de bourgeons du goût lui permettant de goûter les particules sapides dissoutes dans l’eau et véhiculées à distance. Inutile donc de sentir les arômes utilisés comme additifs qui « capturent d’abord le pêcheur par le nez » écrit-il, s’appuyant sur les travaux de Roule et rejoignant ainsi Matout. Louis René Matout (1869 1944), de deux ans l’aîné du Dr Sexe, a une vision de la pêche qui tranche avec celle de beaucoup d’auteurs de l’ancienne école. C’est un grand physicien qui a assisté le professeur Henri Becquerel au muséum national d’histoire naturelle et partagé avec lui la découverte de la radioactivité. Matout a d’ailleurs consacré ses deux premiers ouvrages au Radium (en 1910) et aux rayons X (en 1913) avant de publier « nouvelle méthode de pêche pratique » en 1924, le premier d’une série d’une quinzaine de livres de pêche, dont La pêche de la carpe (1943). Louis Matout développe âprement ses arguments pour tenter de mettre à mal nombre de légendes, de convictions, voire d’inepties au sujet des carpes. Il s’inscrit en faux face à leur prétendue « intelligence » (ruse, méfiance) expliquant que ce n’est pas parce qu’on éprouve de la difficulté à les capturer qu’elles sont intelligentes. Il met en avant les travaux du professeur Roule et nos propres biais anthropomorphiques pour expliquer que les sens des carpes sont différents des nôtres ; les pêcheurs de l’époque connaissant évidemment moins bien le rôle de sa ligne latérale et des osselets de Weber ou son sens « olfacto-gustatif » par exemple, que les carpistes modernes. De fait, pour déjouer les vibrations de la ligne dans l’eau il explique comment fabriquer un système d’amortissement (on parlait alors de pelote amortisseuse, on dirait aujourd’hui un coule bannière) ou encore, au sujet des produits odorants miraculeux, comment les carpes « goûtent » l’eau. Raoul Renault fut rédacteur en chef du « Pêcheur français » et vice-président du « syndicat des journalistes de pêche et de chasse ».
Dans l’avant-propos de La carpe, ses mœurs, ses pêches, il dit « ne pas avoir la fatuité de croire que sa méthode est la meilleure » et remercie le lecteur de ne point lui chercher de noise si au bout d’une semaine il attend encore sa première touche, insiste en disant que la carpe est « capricieuse comme une jolie femme » si bien qu’à certains moments il « arrive aux plus malins de ne plus rien comprendre à ses faits et gestes et d’y perdre son latin ». Dans l’édition de 1957 (son livre a plusieurs fois été réédité) il témoigne de l’approche traditionnelle de la pêche de la carpe à la française, que pratiqueront bon nombre de pêcheurs jusque dans les années 1970-1980 : pêche à la coulée, au posé, à la pelote, à la plombée coulissante. « Ce serait perdre son temps que de vouloir la pêcher à la ligne de novembre à février » écrit-il, préconise des cannes de 3 à 5 m pour pêcher en bateau et de 5,50 à 6 m pour pratiquer du bord en bambou d’une pièce ou tiercées à virole, « laissant volontairement de côté les cannes en bambou refendu qui conviennent beaucoup mieux aux pêches sportives du Brochet, du Saumon et de la Truite qu’à celle de la Carpe » et, s’agissant du moulinet, ne parle pas du tambour fixe. En Angleterre Richard Walker faisait exactement l’inverse à la même époque, il fabriquait ses propres cannes en bambou refendu et utilisait un moulinet français, le Mitchell 300 Half Bail.
Jo Nivers
Après le Dr Sexe, la seconde grande figure de la pêche de la carpe en France chronologiquement parlant, est Armand Delrieu, plus connu sous l’alias de Jo Nivers. Après une carrière à lutter contre le grand banditisme, il s’installe en 1966 à Saint-Geniez-d’Olt, au bord du Lac de Castelnau-Lassouts-Lous mis en service en 1948. Il deviendra l’ambassadeur de ce bout d’Aveyron et de ses carpes, au travers de très nombreux ar ticles, d’abord dans la revue Toute la Pêche de Daniel Maury entre 1962 et 1971, puis dans Connaissance de pêche et La Pêche et les poissons, ce jusqu’à son dernier souffle en 1985. Daniel Maury dit qu’il avait relancé la popularité de la pêche de la carpe, qui était un peu tombée en désuétude dans les années 1960. On savait depuis longtemps, écrivait Jo Nivers, que la carpe pouvait se prendre avec une boulette de pâte ou de mie de pain pétrie, au blé, au maïs, fèves, petits pois, pois chiche, à la pomme de terre (bintje ou rose) ou à la châtaigne bouillie, qu’on connaissait son attirance pour le sucré (pâtes agrémentées de mélasse ou de miel) et d’autres additifs, on savait pêcher à la Noquette de pain d’épice ou de chènevis (voir le livre du Dr Sexe), ou encore à la pelote et au ressort amorceur.
Généralement les pêcheurs de carpe commençaient leur saison en mai-juin, pour arrêter fin septembre et ne reprendre ce cycle qu’à la belle période, après la fermeture. De mai à juin, il recommandait de pêcher à la fève bouillie, ou à la pomme de terre et à partir de juillet au maïs bouilli, puis au maïs de lait, dès son apparition mi-septembre. Il savait que la carpe mordait bien en début d’automne, pour préparer l’hiver et qu’on pouvait continuer à la pêcher ensuite ou reprendre courant février en fonction de la douceur de la météo, voire la nuit, même si lui pêchait sur son « coup » uniquement de jour, depuis tôt le matin jusqu’à la tombée de la nuit. Au même titre que Renault parlait d’apprivoiser la carpe, de lui inspirer confiance, lui disait « [qu’] Il n’existe aucune pêche sérieuse de la carpe sans amorçage préalable », parlait déjà d’amorage « d’accoutumance » de plus ou moins longue durée. On lui doit la première canne spéciale carpe fabriquée en fibre de verre par Garbolino en 1980, la Télé Carpe, aux dimensions aussi généreuses (4,60m) que celles de Raoul Renault et équipée d’un même gros pom eau en caoutchouc amovible par vissage. De 1984 à 1985 il répondra aux questions des lecteurs dans la rubrique « Carpe service » de La Pêche et les poissons. Dominique Audigué me confia qu’il avait d’ailleurs entretenu une courte correspondance avec Jo qui, au crépuscule de sa vie, l’encouragea à pêcher « au cheveu ». Henri Limouzin, ami de Jo, qui avait également élu domicile en Aveyron avec son épouse et photographe Martine Courtois, n’était sûrement pas étranger à cette histoire de cheveu.
Albert Drachkovitch
Albert Drachkovitch est né en 1928 à Belgrade. Il arrive en France à l’âge de 11 ans, juste avant la seconde guerre mondiale. Il grandit sur les bords de la Loire, à Garchy et devient un artiste peintre de grand talent ainsi qu’un pêcheur de sandres renommé, notamment pour avoir mis au point la monture éponyme. Ce qu’on sait moins, sauf à avoir lu ses nombreux articles publiés dans les années 1960-1970, c’est qu’Albert a pêché la carpe plus de quarante ans durant, un peu partout, y compris avec Jo Nivers. Bien qu’ami avec Jo il s’inscrivait en faux avec sa vision sur le matériel et ses techniques de pêche qui « alourdissait » l’approche, comme sa « monstrueuse et presque inutilisable » canne Télé carpe. Pendant ce temps là, Albert bricolait ses cannes en bambou refendu destinées à la pêche du Saumon, étudiait les puissances et les actions des premières cannes en fibre de verre. Il était contre l’ultra-sophistication, et plus globalement contre l’enfermement dans des dogmes. « On dirait qu’il y a des gens pour lesquels la réussite de la simplicité est une offense » disait-il. Ce qui pourrait caractériser Albert, en tout cas c’est ce qui ressort nettement dans le hors-série n°12 consacré à la carpe par La Pêche et les poissons en avril 1990, c’est à la fois son approche simple de la pêche et son aspect visionnaire. Par exemple, plutôt que de vouloir à tout prix perfectionner les cliquets bruiteurs des moulinets comme le souhaitait Jo, il bricola un avertisseur électrique avec une tapette à souris reliée à une ampoule et à une son nette de téléphone. Lorsque Jo pliait au crépuscule, Albert s’essayait à la pêche de nuit ; alors que le premier préparait son coup avec une précision d’horloger ou d’artilleur, le second déployait une approche alternative. Avec ses trois cannes, ses piques (équipées ensuite d’Optonic et avec des bouts de polystyrène en guise de swingers, comme le font encore beaucoup de pêcheurs de sandre) une boîte d’hameçon, quelques plombs et son seau d’amorce, il cherchait non pas un, mais trois coups différents qu’il amorçait de façon plus pifométrique (dit-il), pour justement ne pas trop habituer les carpes à des choses « trop précises dont elles se souviendraient » au détriment du pêcheur. Bref sortir du cadre était son credo. Dans une de ses cassettes, il nous montre comment pêcher au ver de terre sur un cheveu, ce qu’il avait déjà expliqué dans un de ses articles publié en novembre 1965, ou encore comment éviter les vibrations (comme le préconisait Matout) en fixant un écrou d’une vingtaine de grammes sur un fil cassant, en guise de « backlead ». Il reconnaît que tout cela n’est pas sorti de « sa » cuisse de Jupiter, comme d’ailleurs tout n’a pas été inventé par les Anglais. Albert observait beaucoup les autres pêcheurs, analysait et retenait le meilleur. Pour ce qui est de l’attrait des saveurs (et des bouillettes) finalement rien qu’on ne sache pas déjà de ce côté-ci du channel, mais qu’on n’avait probablement pas assez martelé dit-il, regrettant (presque) de ne pas avoir écrit tout cela plus tôt. Poursuivant avec le montage de fuite, il dit l’avoir vu pratiqué par les pêcheurs du Réservoir du Bourdon et utilisé dès 1958 ! Quant au cheveu, il retient que sa plus géniale utilisation est de pouvoir présenter une esche flottante, et là encore ce n’est pas moi qui le contredirai.
Henru Limouzin et les années 80
Pascal Bacoux, ancien rédacteur en chef de La Pêche et les poissons, résume formidablement bien ce que l’histoire de la pêche de la carpe en France doit à Henri Limouzin (1934-2010) : « Il restera celui qui installa les passerelles définitives qui relient Jo Nivers à Kevin Maddocks […] ». Ce rôle de passeur peut paraître prédestiné quand on retrace rapidement son parcours, puisqu’après une adolescence passée à Niort (79) Henri entrera dans l’Éducation Nationale, justement comme professeur d’anglais. Il quittera l’enseignement pour devenir journaliste halieutique dans les années 1970 et continuer, d’une autre façon, à partager ses connaissances. Si dans les années 1960-1970 Henri témoigna effectivement ponctuellement des techniques traditionnelles de la pêche de la carpe, notamment celles pratiquées dans notre beau marais poitevin, il fut le premier au début des années 1980, probablement du fait de sa curiosité, de sa maîtrise de la langue de Shakespeare et de ses rencontres, à nous parler des techniques anglaises dans celle de Molière. Il côtoyait Jo et comme lui, nous pêchions encore tous, peu ou prou, soit à la fève, soit au maïs, soit à la pomme de terre, esche avec laquelle en 1978 le record de France, « une carpe historique de 51 livres » (25,450 kg) venait d’être capturée. J-L Baudier, l’auteur de cette capture, n’en était pas à sa première grosse carpe. Pâtissier à Nice, il pêchait régulièrement le lac de Saint-Cassien, mis en ser vice en 1966. Les carpes de quelques livres empoissonnées une douzaine d’années plus tôt avaient bien profité ! Cette information n’échappa pas aux Anglais qui lisaient la presse halieutique française, tout comme Henri le faisait avec les magazines anglais, à l’affût de nouvelles que chacun rapportait de son côté de la Manche. C’est le cas de la théorie de la High Protein carp Bait de Fred Wilton qui deviendra vite la HPB. Henri en avait romancé les mérites dans « La musette la Matthieu » en 1977. L’histoire raconte comment, suite à un séjour en Angleterre duquel il avait rapporté un mélange de caséine et d’autres farines à mélanger à de l’eau que lui avait offert son ami Ken, l’auteur mit la pige à Matthieu en sortant sous son nez une dizaine de carpes dans la matinée. Peu de temps après, dans un article publié en avril 1979, Yvan Vermont nous faisait lui aussi part de ses excellents résultats en amorçant avec sur l’Oise. Un an plus tard, en avril 1980, Daniel Maury présentait la HPB « Rich’pro » distribuée par Sensas. C’était juste avant une transition qui n’allait pas passer inaperçue, celle entre les boulettes de pâte crue et celles bouillies (boilies), qu’allait encore mettre en lumière Henri Limouzin, dans son article de fé vrier 1982 intitulé « un cheveu pour la carpe ». Il y expliquait le montage au cheveu mis au point par Len Middleton, que Kevin Maddocks venait de révéler quelques mois plus tôt dans l’édition originale de Carp Fever, en anglais donc. Pour l’anecdote, lorsqu’il s’agit de traduire boilie, c’est Madame Annie Prince, secrétaire de ré action et correctrice, qui suggéra à Henri Limouzin et à Daniel Maury un mot qui rentrera dans l’histoire, la bouillette !