POUR NE PLUS SE PLANTER, ou simplement pour sélectionner le bon grain de l’ivraie ! Si on le lit en silence, ça pousse à mieux comprendre les mécanismes mis en jeu lors des cuissons, mais aussi lors des fermentations des graines. Ce seront les deux cotylédons de cet article hybride, dont voici poindre la première foliole.
LA BATAILLE DU SUCRE
Cet intertitre tout trouvé fait référence au groupe Ange et à son psychédélique album Au-Delà du Délire, vibration résurrectionnelle surgie de l’ombre en 1975. Il ne me semble pas nécessaire, ni même indispensable, mais au moins possible de repousser un peu l’église vers le centre du village, et le sucre au centre de la bataille de l’eau ! Car c’est en réalité d’une bataille d’eau dont il s’agit. Nous allons développer cela. Chacun jugera, et intégrera ou non ce petit papier à sa propre réflexion quand il regardera avec tendresse, les yeux humides, éclore les germes blancs et fins des perles de chènevis bouillantes. Je m’en tiendrai ici aux constats établis par la science, ou pour le moins à ceux utilisés en technologie alimentaire, puisque c’est mon petit métier. Dire que j’aurais aimé être bûcheron, ceux qui connaissent mes qualités athlétiques penseront sans le dire (les vaches !) que j’ai bien fait de choisir de faire des yaourts. Alors, puisque la technologie est partout (dire que mon père est né dans une ferme sans électricité ni eau courante), j’ai commencé par ouvrir Google et taper sur le clavier : « préparation graines carpe ». Puis j’ai choisi trois sites au hasard parmi les premiers, et regardé comment l’adjonction de sucre était réalisée au cours du procédé de préparation. Voici ce que j’ai lu :
• « Vous pouvez ajouter du sucre pendant le trempage pour augmenter leur attractivité »
• « Ajoutez 250 g de sucre par kg lors de la cuisson »
•« Cuire à ébullition au moins pendant 45 minutes, en y ajoutant du sucre »
Voici la démonstration que, de façon générale on ne sait pas bien utiliser le sucre, et souvent on n’a pas conscience des erreurs que l’on commet lorsqu’on l’utilise. S’il n’y a qu’une seule et unique phrase à retenir de mon message, c’est ceci : pour faire gonfler, il ne faut pas sucrer au départ ! Cette pratique très répandue qui consiste à sucrer les graines avant ou pendant la cuisson est une hérésie sur le plan de la qualité de cuisson. Il est bien plus facile de faire gonfler des graines dans de l’eau « normale » que dans de l’eau qui est sucrée. C’est un phénomène bien connu lorsque l’on fait cuire un riz au lait, ou une semoule. Si l’on ajoute du sucre avant cuisson, les grains restent durs et gonflent mal. C’est la raison pour laquelle il est ajouté après, toujours après ! L’explication passe par un peu de chimie. Désolé pour les réfractaires à l’école qui comme moi dessinaient des poissons et des nanas dans les marges des cahiers, et qui, a défaut d’équilibrer des équations, suivaient au jour le jour le chantier d’un nid de pie dans les tilleuls de la cour. Mais la nature est ainsi faite et les processus chimiques, biologiques, expliquent tant de choses, même l’attirance physique à ce qu’il paraît.
POURQUOI AJOUTER LE SUCRE SEULEMENT APRÈS LA CUISSON ?
Le sucre qui est incorporé dans l’eau forme avec celle-ci une solution dite « vraie », l’eau est le solvant et le sucre le soluté. Le saccharose (sucre) est alors solvaté : les molécules de saccharose s’entourent de molécules d’eau. Ils forment ensemble une solution. Il n’y a pas à proprement parler de réaction chimique dans une solution sucrée, il y a seulement un changement d’état du saccharose qui passe de l’état solide à liquide. Le saccharose présente alors des propriétés de captation de l’eau. Et plus on ajoute de sucre dans l’eau de cuisson, plus il « confisque » cette eau et moins elle est disponible pour permettre le gonflement des graines. La quantité d’eau dite « libre » diminue, et également ce que l’on nomme en agro-industrie l’AW (Activity Water), qui est un indicateur classique par lequel on traduit la disponibilité de l’eau dans un milieu. En poussant l’expérience encore plus loin, on peut utiliser une solution saturée en sucre : ceci est facile à réaliser en mélangeant à chaud 2 kg de sucre et 1 litre d’eau. Si l’on sature la solution, les graines ne gonfleront pas du tout ! Elles se dessécheront encore davantage, l’eau sera alors puisée dans la graine, s’il en reste de disponible. Elle sera « séchée », et cela ne représenta pas d’intérêt. Mais je trouvais une justification à aller jusqu’au bout de cette explication pour une autre raison… Et la voici : ce qui est bien plus intéressant pour nous pêcheurs, c’est l’appliquer aux bouillettes. On peut observer ce phénomène qui est une réaction osmotique en plongeant des bouillettes fraîches dans une solution très saturée en sucre, voire directement dans du sucre en poudre. L’eau ira du milieu le moins concentré (bouillette) vers le milieu le plus concentré (sucre). Les bouillettes perdront une très grande partie de leur eau disponible, deviendront plus petites et vont durcir comme des cailloux. Elles ne seront pas totalement sèches, car il restera encore une petite quantité d’eau dite « liée » mais qui ne sera pas accessible aux micro-organismes pour leur développement. Ceci est moins marqué, ou en tout cas globalement moins rapide sur des billes industrielles contenant des rétenteurs d’eau, ou stabilisateurs. La technologie du fruit confit s’applique donc bien aux bouillettes. En privant les bactéries et moisissures de l’eau nécessaire à leur multiplication, le sucre devient un excellent conservateur.
PROTOCOLE D’EXPÉRIENCE DE JARDIN
Dans les discussions avec d’autres pêcheurs cuiseurs de graines, il s’avère que nous avons parfois observé le même phénomène : le fait de saler ou sucrer avant cuisson semble inhiber le gonflement. Une expérience était nécessaire pour tenter de confirmer cela, le quantifier, évaluer plus précisément ces impressions. Il est important, lors d’un test comparatif de ne faire bouger qu’un seul paramètre à la fois, une seule variable. Si l’on ne respecte pas ce principe, les résultats deviennent illisibles car leur interprétation est fausse. Ici l’on va regarder essentiellement deux choses :
• à process identique, et type de graine identique, nous étudions les impacts potentiels de la variable « solution de cuisson » ;
• à solution de cuisson identique, à process identique, nous étudions les impacts potentiels de la variable « type de graine ».
J’ai utilisé 100 grammes de 8 variétés de graines plutôt courantes et les ai mises dans des sacs étanches, chacune additionnées de trois différentes parties liquides :
• 500 g d’eau ;
• 500 g de solution sucrée (75 % eau et 25 % sucre) ;
• 500 g de solution salée (75 % eau et 25 % sel).
La solution de sucre est assez souvent rencontrée, en revanche la solution de sel est forte. Mais c’est un choix délibéré d’avoir conservé 25 % pour demeurer en raccord avec la solution de sucre. J’ai essayé de suivre ensuite un processus classique de préparation dans ces différentes parties liquides, à savoir :
• 24 heures de trempage à température ambiante (autour de 20 °C) ;
• 30 minutes de cuisson à 100 °C.
Là encore, pour obtenir une cuisson proche de l’identique entre tous les batchs, j’ai plongé tous les sacs en même temps dans un seul et unique bain. Il s’agit d’une grosse marmite de 50 litres qui me sert à cuire les graines et bouillir les conserves dans le fond du jardin, alimentée au feu de bois et à l’eau du ruisseau. C’est de la science de fond de jardin !
Les sacs sont attachés à un bâton à l’aide de Colsons, et sont changés de position toutes les 5 minutes pour assurer une homogénéité de température. J’ai compté 10 minutes de montée en température, et 30 minutes d’ébullition. Après chaque étape, les graines ont été passées au tamis pour être égouttées puis pesées. Après avoir noté les poids, j’ai remis les graines dans leur sac d’origine avec leur propre solution.
INTERMÈDE
Faire cuire ses graines, c’est (ou ce devrait être) une pratique basique pour le pêcheur de carpes, l’une des premières choses que l’on apprend. Or, cette étape revêtait une grande importance auparavant. Les anciens ouvrages de pêche au coup détaillaient avec beaucoup de soin les temps de cuisson, la texture à obtenir, ou les ingrédients additionnels (herbes, épices…). Dans la « Boîte à Pêche » de Maurice Genevoix, Bailleul prépare son blé avec minutie pour tenter les gardons et chevesnes de la Loire. Il en est de même pour le fabuleux René Fallet, à propos de la cuisson des pommes de terre dans « Les Pieds dans l’Eau ». Elles étaient pour les carpes de rivière ces patates : un peu plus dures pour l’eschage, un peu moins pour l’amorçage. La consistance devait être juste sous la pression du pouce, ni trop, ni trop peu. C’est ce que l’on m’a appris il y a plus de trente ans, on pêchait alors à l’hameçon triple, olive de 30 grammes et canne en fibre de verre avec grelot. La carpe finissait dans le seau, regardant le ciel. Autres temps autres moeurs, la modernité a aussi du bon ! Avec la bouillette et le développement commercial de la pêche, beaucoup de manières de faire ont été oubliées en matière de préparation d’appâts. On va souvent au plus simple, au plus rapide, en 2020. Je trouve cela dommage. Bien sûr la modernité facilite les choses. Ouvrir un sachet en plastique c’est simple. Mais, c’est une vue très personnelle de la chose, j’admire les pêcheurs à la mouche qui patiemment conçoivent leurs insectes de fer et de plumes, j’admire au même titre les rouleurs de billes surtout quand ils s’aventurent hors des sentiers battus. Fabriquer ses appâts, ou mieux concevoir ses appâts, c’est pêcher !
INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS ET INTÉRÊTS POUR LA PÊCHE
Premier constat évident quelle que soit la graine cuite, le gonflement est toujours bien meilleur avec de l’eau seule, et nettement moins bon avec de l’eau sucrée à 250 g par litre, et encore moins bon avec de l’eau salée au même dosage. Cette solution salée à forte concentration présente d’ailleurs probablement un danger pour la santé des carpes. On peut la sortir du cadre de l’étude, et n’y voir qu’un intérêt expérimental. En revanche rien n’empêche de saler après cuisson, avec un dosage plus doux (50 g/kg de graine me semblent déjà beaucoup). Donc la première impression que nous avions sur l’impact du sucre se confirme clairement au travers des essais. Prenons l’exemple d’une graine très utilisée : le maïs. En mettant en oeuvre 10 kg de maïs sec, et qu’on les cuit dans une solution sucrée à 25 %, on obtient 16,6 kg de maïs cuit. En utilisant de l’eau pure, on obtient 23,1 kg de maïs cuit. La différence est
de 6,5 kg. C’est absolument énorme ! Sans compter que l’on économise aussi sur le sucre que l’on n’a pas eu à acheter. Si l’on retient l’exemple du blé, avec 10 kg de blé sec au départ ce sont alors 7,6 kg de blé cuit que l’on « gagne » si l’on choisit de se passer du sucre ! Je me doutais qu’une tendance allait se dégager dans ce sens, mais pas dans ces proportions… Sur le plan de la texture, elle est systématiquement plus ferme avec une solution de sucre, et ce quel que soit le type de graine (mis à part la noix tigrée qui globalement conserve sa fermeté). Ce peut être un choix de départ que de conserver le sucre pour augmenter la dureté et donc la résistance aux indésirables. Mais dans ce cas, il me semble préférable d’agir plutôt sur le facteur « temps de cuisson ». Par exemple, ½ heure pour des fèves, c’est un peu trop. Avec un bon trempage, 20 minutes de cuisson sont suffisantes pour conserver une graine cuite mais qui n’éclate pas, voire moins pour celles destinées à être eschées et résister aux assauts des empêcheurs de pêcher en rond. On notera également l’excellente capacité d’absorption du maïs concassé. Très intéressant pour la pêche : il est d’un rapport quantité/prix inégalable. Il gonfle énormément (masse pratiquement multipliée par 5) et permet de très rapidement marquer une zone, en attirant toute la blanchaille environnante. Je l’utilise très fréquemment pour démarrer un amorçage lourd, mais aussi en rappel, ou plus simplement pour pêcher au spot avec une poignée de noix tigrées. Le chènevis contenant peu d’amidon et beaucoup d’huile est peu impacté par la concentration en sucre lors de la cuisson. On notera tout de même que ceux cuits dans la solution sucrée sont collants, avec un aspect vernissé typique, sans germes blancs apparents contrairement à ceux cuits à l’eau. Les globules gras des oléagineux étant fortement chargés de pôles hydrophobes, ils captent assez peu d’eau.
PRÉMICES DE L’EXPÉRIENCE SUIVANTE
J’ai conservé ces échantillons quatre jours au garage à environ 20 °C, pour voir un peu comment la vie (fermentaire) allait reprendre à l’intérieur de ces sacs :
• les graines cuites dans le sel sont toutes très dures, rétractées et très colorées, dans une solution claire. Pas d’odeur marquée de fermentation ;
• les graines cuites dans le sucre sont assez dures également, mais quelques sacs commencent à fermenter doucement, et certaines solutions sont troublées ;
• les graines cuites dans l’eau sont toutes très souples. Le maïs et le blé s’écrasent facilement entre les doigts. Toutes les solutions sont troubles et des bulles apparaissent dans certains sacs, avec une odeur marquée.
Dans le prolongement de ces premières observations, on tentera de mener un autre essai pour faire ressortir les principaux facteurs d’influence de la fermentation et essayer de mieux la maîtriser, avec un focus sur l’obtention du gel des noix tigrées. On pourra jouer sur certains paramètres : peut-être la quantité de sucre, l’ordre d’incorporation, la température de fermentation, laisser ou non de l’air dans le contenant. J’attends juste que les nuits se rafraîchissent un peu, pour faire une distinction nette entre les échantillons qui iront au garage et ceux qui fermenteront dehors. Mais ce ne sera pas la semaine prochaine, je serai dans les bacs à sable landais
pour déposer des graines bien cuites dans les roseaux ! Je pars du principe que de nombreux pêcheurs possèdent un garage et un bout de jardin, et que c’est ici que les tests doivent avoir lieu. Avec un suivi en ligne des paramètres, en environnement contrôlé, on aurait pu mesurer la turbidité, la température, le pH, plein de choses fort intéressantes et éloignées de notre vie. On ne pêche pas derrière des fioles et des paillasses, ou seulement si on regarde passer une jolie laborantine en blouse blanche, mais c’est du braconnage ! Rendez-vous au prochain numéro, ou celui d’après. La semaine prochaine je me forcerai à prolonger l’expérience de terrain au bord de l’eau, mais c’est pour l’intérêt de la science bien sûr ! Bises à tous !