C'est en discutant avec de jeunes pêcheurs au bord de l’eau que je me suis rendu compte du fossé générationnel qui s’est créé dans la pêche des carnassiers. Parmi ces pratiquants, âgés pour le plus vieux d’une trentaine d’années, aucun n’avait pêché au vif ! Deux seulement sur une dizaine avaient pratiqué au manié, et encore, avec un parent plus âgé. Ils étaient pourtant chevronnés et avaient de nombreuses prises à leur actif. Comment, en l’espace de vingt ans à peine, avons-nous perdu le goût de la pêche aux appâts naturels pour traquer les carnassiers ?
Une histoire de mode
Je ne vais pas reprendre ici les mots de mon édito dans le n°942 de La Pêche et les poissons à propos de notre fainéantise et des contraintes liées à la gestion des vifs. L’urbanisation des pratiquants joue aussi un rôle. Pas facile de conserver un bac à vif en appartement. Et puis, la poussée des antispécistes et leurs discours de protection outré des animaux peut influencer certains jeunes pêcheurs quant à l’utilisation de poissons comme appât. Enfin, il faut bien reconnaître, un leurre c’est beau, coloré, de plus en plus souvent odorant, brillant, ça se range bien dans une boîte transparente et ça n’a pas le ventre en l’air quand on arrive au petit matin à la pêche ! Bref, c’est plus pratique… Oui, mais il arrive parfois qu’un appât naturel soit plus efficace. Un vif, tendu sur le fond ou sous un bouchon sur un poste connu pour abriter un gros brochet, n’a pas son pareil. Les amateurs de pêche du silure sont peut-être les derniers à utiliser régulièrement un carassin ou une belle tanche.
Le témoignage de Xavier Vella
Xavier Vella est un spécialiste reconnu de la traque des grands silures sur l’axe Rhône-Saône.
« J’ai pratiqué bon nombre de techniques et utilisé de nombreux types d’appâts, mais je fais partie des pêcheurs qui aiment jouer sur le côté carnassier du silure pour déclencher une touche canne en main. J’utilise très souvent des vifs de différentes espèces et de tailles variées, mais également et de façon complémentaire des leurres durs, souples et métalliques, que j’anime aussi bien à l’aplomb qu’en lancer-ramener. Pour le silure, la supériorité du naturel sur l’artificiel reste une constante sur une grosse proportion de mes sorties. Certains jours, sur un même bief, ils semblent tous avoir le même comportement. Le but étant de trouver la parade pour débloquer la situation, il faut se remettre en question. Ma stratégie est alors de changer le type de poisson appât, en proposant une espèce plus vive et frétillante, qu’il faut quelques fois capturer sur place, ou jouer sur l’animation du poisson appât pour déclencher un coup de mâchoire sur une échappée ou un relâché virevoltant. Si je n’ai pas forcément dans mon vivier toutes les tailles de vifs, je complète avec une canne équipée d’un leurre souple de la dimension recherchée sur un montage vertical. Il arrive bien souvent que ce soit ce dernier qui sauve la journée ! »
Le témoignage de David Menteur
David Menteur, champion de France de pêche des carnassiers aux leurres, utilise parfois les appâts naturels, notamment pour traquer les brochets en Loire.
« Je pêche au manié lorsque la température de l’eau est fraîche, en automne et en hiver. Le fourrage est alors regroupé. Le manié n’est pas une technique de prospection, on ne peut pas battre du terrain comme avec certains leurres rapides. Mieux vaut l’utiliser lorsque les carnassiers sont concentrés. Les brochets se positionnent alors aux bords des fosses et dans les herbiers mourants ou naissants. L’idéal pour le manié c’est quand on a l’impression que la pêche est “morte” en Loire, une eau limpide, peu de courant. On se dit que rien ne va bouger. C’est là que le naturel l’emporte !
Ablette, le top !
J’utilise des montures très peu plombées, très planantes, avec des animations lentes et des tressautements du poisson mort réalisés avec le scion de la canne. Je lui fais presque faire du sur place. La monture est réduite à sa plus simple expression, une armature en corde à piano pour positionner le poisson et un triple. L’appât coule tout seul, parfois j’ajoute une toute petite olive longe sur la monture. Ma préférence va nettement à l’ablette en Loire. Un poissonnet de 10 à 12 cm est parfait, grâce à sa forme, j’arrive mieux à équilibrer mon montage. Je positionne le triple soit sur le dos, soit souvent sur le flanc, et ainsi le poisson coule à plat, plus doucement. C’est un poisson fragile, mais j’ai réussi à faire deux ou trois brochets avec la même ablette. J’utilise une canne à l’action un peu douce, ce qui me permet de descendre en diamètre de bas de ligne, il y a moins de risque de se faire couper au ferrage. Le top c’est bien sûr de conserver les ablettes vivantes, elles tiennent mieux sur la monture et la nage est plus naturelle. Je pêche doucement, en insistant sur chaque poste qui me semble prometteur, un retour de courant avec une zone calme. Si le brochet est là, c’est pour chasser ! Je peigne aussi les zones plus lentes du fleuve avec deux mètres de fond et des herbiers parsemés. Ce sont des secteurs de repos pour le brochet, mais le mort manié arrive à les déclencher, alors qu’un leurre ne les aurait pas fait bouger ! »
Le témoignage de Julien Katzenfort
Julien Katzenfort, guide de pêche que nous avons suivi sur un magnifique lac du Massif central, utilise couramment le mort manié lors de ses sorties.
« Je recherche essentiellement les gros carnassiers, brochet en première ligne, silure et sandre. Le premier est de loin mon poisson préféré. Dans les barrages auvergnats, il était, jusqu’à il y a six ou sept ans, peu pêché spécifiquement au profit du sandre. Avec la mode du big bait et la démocratisation du bait casting, les jeunes pêcheurs y ont trouvé une ressource halieutique intéressante. Les poissons ont commencé à s’éduquer et en y regardant de plus près, ce sont souvent les pêcheurs au vif qui réalisaient les prises régulières de beaux sujets. Personnellement, même si je pêche volontiers aux gros leurres, je remarquais un grand nombre de poissons suiveurs, sans jamais pouvoir réellement les piquer, et ce phénomène était particulièrement vrai sur les gros sujets. Naturellement, pour parer à cette difficulté, j’ai opté pour la pêche au manié. Ce choix était à la fois culturel et stratégique. Pourquoi ? D’abord, dans mon adolescence, j’y pêchais beaucoup, notamment sur l’Allier, que ce soit avec des petits spirlins ou des ablettes, ou au ver manié une fois le brochet fermé faute de leurres sur le marché (il n’y avait que des twists ou quelques shad en vente, les Rapala étaient hors de prix pour un jeune comme moi). Plus tard, ayant vécu à Lyon, j’ai eu la chance de voir pêcher à cette technique Joël Parcel et Jean-Claude Tanzilli sur la Saône et faire des cartons de sandre, ce qui a suscité mon intérêt. Dernièrement, la rencontre avec Alain Segond de Vario Pêche, m’a permis de la perfectionner encore.
Les montures à mort-manié
Aujourd’hui, j’utilise les montures à mort manié pour la pêche en verticale et en linéaire. Dans le premier cas, j’utilise une monture Vario demi-football qui, à l’image d’une monture épingle, permet de présenter un petit poisson mort en dérive sous le bateau. C’est très efficace et la présentation est incroyablement réaliste. J’arrive à toucher toutes les espèces de la sorte, sandre en premier lieu. Dans le deuxième cas, j’utilise des montures destinées à une prospection linéaire. Soit une bonne vieille Drachko que je fabrique moi-même, soit pour le sandre, une Vario sans articulations permettant de faire planer plus longtemps le poisson mort le long des tombants, soit une variante destinée au brochet, où j’allie monture épingle et palette de Chatterbait! J’avoue que cette dernière m’apporte lors de mes premiers tests des résultats assez bluffant. Etonnant.
Une forte saisonnalité
Avec douze années d’expérience en tant que guide de pêche en Auvergne, je remarque qu’il y a une saisonnalité entre leurres et appâts naturels. Cette dernière n’est pas absolue bien entendu, il s’agit plus de tendance globale, mais voici mon ressenti. À l’ouverture du brochet, lorsque l’eau est plutôt fraîche et les poissons “vierges” de pression de pêche, je constate que les deux techniques se valent, bien que les leurres soient plus incitatifs et permettent d’agresser des poissons réceptifs. Plus l’eau se réchauffe, plus la pression de pêche augmente avec les beaux jours et moins les poissons sont réceptifs aux leurres, toutes proportions gardées puisque sur des phases alimentaires intenses, un sandre ou un brochet est capable d’attaquer un leurre. La pêche au manié prend alors tout son sens, notamment en septembre et octobre, lorsque la température d’eau diminue sans être froide. La période charnière est clairement atteinte lorsque l’eau de surface descend sous le seuil des 10-12°C. Je remarque que les poissons sont plus opportunistes et dans ce cas, les leurres sont alors plus efficaces de par la facilité de mise en œuvre et le panel à disposition.
Second passage au leurre
Si je prends des touches avortées au leurre, j’essaye de repasser avec le mort-manié juste après, et ce en toute saison. Certains diront que la pêche aux appâts naturels est fastidieuse, car il faut conserver ses vifs. J’ai volontairement choisi le mort manié car il permet de se soustraire à cette contrainte simplement en congelant individuellement ses appâts dans de la cellophane. Je refais mon stock au moment où j’encadre des animations, lors des APN fédéraux, où je profite de l’engouement des enfants pour la pêche au coup. Je fais aussi régulièrement une expédition « vifs » avec mes enfants. J’emporte toujours, été comme hiver, trois ou quatre poissons avec moi dans un petit sac isotherme et si le besoin s’en fait sentir, il est installé sur la monture en deux minutes ! C’est vraiment très rapide.
Jouer l'alternance
Il est essentiel de jouer la carte de la complémentarité entre pêche au manié et pêche aux leurres. La dernière est pour moi incontournable, car elle permet, grâce à la grande diversité d’outils disponibles, de prospecter correctement et de manière optimisée. Elle nous apporte des informations sur les stimuli du moment, les types de postes à rechercher en priorité. Chaque suivi, touche ou comportement non-finalisé sur les leurres est une invitation à passer au mort-manié et proposer du « naturel ». Dans le même état d’esprit, j’utilise volontiers le leurre pendant les phases de chasse supposées (lever et coucher du soleil par exemple) alors que j’opte pour du mort manié pendant les phases plus creuses. Le top étant d’être deux sur le bateau, et ainsi de confronter les techniques à un moment donné. Enfin, j’utilise plus volontiers le manié sur des postes marqués que sur des étendues uniformes, car cela me permet de rester plus longtemps dans le champ de vision des carnassiers. Je joue alors sur le lestage de mes montures en veillant à faire planer le plus longtemps possible mes montages au-dessus des obstacles ou structures. À l’inverse, sur des grands plateaux uniformes j’utilise des leurres à spectre large pour battre du terrain (crank, cuillère ondulante, jerk etc.). Dernièrement, j’ai essayé de mixer monture à manier et palette brillante, à l’image des shads à palette et le résultat est très intéressant. Une technique à peaufiner ! »
Le témoignage de Lilian Fautrelle
Lilian Fautrelle est notre journaliste spécialiste de la pêche des silures
« Quand je pars en session, j’ai avec moi appâts naturels et leurres. Ceci étant, comme je ne pêche qu’à une ligne, canne en main, dès que je dois entrer en action, je me retrouve face à cette épineuse question. Pour trancher, j’essaye de prédire le positionnement des silures dans le biotope en fonction des conditions du moment : sont-ils plutôt dans les fosses ? sous les couverts de bordures ? dans les radiers ? dans la veine d’eau principale ou dans les contre-courants ? J’émets ensuite des hypothèses quant à leur état métabolique alimentaire et digestif en fonction des conditions d’eau du jour et des jours précédents : seront-ils plutôt apathiques ? enclin à s’alimenter ? agressifs ? dans des conditions de digestion lente ou rapide ? C’est à l’issue de cette synthèse que je tranche en faveur de l’une ou l’autre option.
Naturel
Pour pêcher des spots profonds en dérive lente, je vais privilégier les appâts naturels. Si je vise du rendement, j’opte pour des vers, des encornets, des tripes et/ou du foie, qui déclenchent de nombreuses touches de toutes tailles. Pour sélectionner les plus gros, je préfère des poissons morts ou vivants, si possible l’espèce la plus présente et la plus grasse du biotope sur lequel je me trouve, au moment où je m’y trouve. La connaissance du secteur est alors capitale.
Artificiel
Lorsque je vois des poissons présents qui suivent mais ne mangent pas, je vais basculer sur des leurres. Des leurres de réaction, comme les lipless si les silures bougent fort, ou à l’inverse minimalistes, comme les slugs dans les eaux froides hivernales, lorsqu’ils peinent à se lever du fond. Pour pêcher des postes d’embuscades ou des poissons pélagiques entre deux eaux, lorsque j’estime les conditions favorables pour que les silures soient en chasse (les bordures et sorties d’eau marron lors des crues, les radiers et barrages en été, les dessous de péniche en milieu urbain, les coups du matin et du soir…), j’attaque directement aux leurres en linéaire, aux shads ou aux cranks. Enfin, pour pêcher les couverts de berges en plein été, je mise sur des leurres de réaction de subsurface et surface, comme le whopper plopper, les chatters ou les buzzbaits. Les touches sont violentes ».
Le témoignage de Sylvain Russo
Sylvain Russo est notre journaliste spécialiste de la perche et du sandre
« Je suis issu de la vieille école, celle qui a commencé à pêcher au vif avant d’adopter le manié et la cuiller comme techniques complémentaires. Il y a une trentaine d’années, personne ne se posait de question et il était courant de partir pêcher aux appâts naturels et au leurre en même temps, afin de maximiser ses chances d’avoir une prise. Tout ceci a bien changé et il devient rare de voir un pêcheur de sandre en verticale embarquer quelques vifs pour pêcher au fire ball.
Un temps pour tout
L’efficacité des leurres est indéniable, mais pas en toutes circonstances ! Ils agissent sur l’instinct de prédation et celui de territorialité alors que l’appât naturel inclus d’autres stimuli qui se trouvent être le goût et l’appétit. Si le carnassier est en activité, ses sens seront pleinement éveillés et un leurre sera perçu comme une proie potentielle, mais s’il est au repos, il ne sera qu’une chose dérangeante qui va passer près de lui et lui fera quitter les lieux pour retrouver un peu de quiétude. Déclencher l’activité des poissons, notamment des perches, se pratique souvent à l’appât naturel. D’ailleurs lorsqu’on pêche avec un double drop shot esché d’un shad de 2 pouces et d’un ver de terre, les premières zébrées sont quasiment toutes prises sur le ver de terre. Avec le sandre, c’est souvent le contraire, les plus actifs commencent à mordre sur un leurre qui émet plus de vibrations puis on prendra les moins actifs au vif ou au ver. Une de mes dernières sorties avant la rédaction de cet article s’est faite sur les perches au double drop. Les résultats ont été nettement en faveur du ver de terre, qu’il soit esché sur l’hameçon supérieur ou inférieur, que le leurre souple soit badigeonné ou non d’attractant. J’ai noté environ 9 touches sur 10 sur le ver, et ceci même avec des vers morts, à la limite de la putréfaction. Même résultat avec une imitation très réaliste de ver de terre, le naturel l’emporte.
Une corde de plus
Les leurres permettent une prospection rapide et une identification des zones d’activité. On considère généralement qu’il faut commencer sa traque au leurre puis passer à l’appât naturel dès que la pêche devient plus difficile. La perche est un formidable exemple de comportement complexe, tout comme le sandre, il lui arrive de systématiquement refuser tous les leurres, mais aussi les appâts naturels, en étant quand même curieuse du moindre mouvement. Les perches chassent en meute et lorsque la curée est lancée, toutes se mettent instantanément en activité. Le jour où l’on comprendra ce qui déclenche cette phase, nous pourrons nous passer totalement des appâts naturels, mais pour l’heure, ils sont encore indispensables si l’on veut réussir sa sortie ».
Zoom : Vario Pêche, le Géo Trouvetou des appâts naturels
Vario Pêche est peut-être l’un des derniers fabricants de monture pour poissons morts maniés, et plus généralement d’équipements de pêche aux appâts naturels. Au fil des ans, Alain Segond et son épouse Colette ont étoffé leur catalogue de produits. Ce sont aujourd’hui plus de 1000 références qui sont en vente pour la traque des carnassiers, mais aussi de la truite sur le site internet www.variopeche.com. « Il faut que le pêcheur reprenne le goût de bricoler », martèle Alain qui depuis vingt-six ans ne cesse de créer et breveter des inventions. Citons le fameux flotteur à piston (qui signa les débuts de l’entreprise. Ce modèle est à la fois simple et génial, puisqu’il contient une seringue. Si l’on monte ou abaisse ce piston, on fait entrer plus ou moins d’air et on modifie ainsi la portance du flotteur pour l’adapter aux conditions de pêche, mais aussi à la taille du vif.
L’autre grande invention, c’est bien sûr la monture Vario avec sa tête plombée moulée sur l’épingle qui accueille le poisson mort. « Nous étions bien sûr en concurrence avec la monture Drachkovitch et sa chevrotine articulée protégée par son brevet, se souvient Alain. À l’époque, cette monture articulée était la référence. Ma monture présente le grand avantage de maintenir le poisson mort à l’horizontale, même si vous ne l’animez pas tandis que le poisson mort est à la verticale sur la Drachko quand elle est immobile. Ce n’est pas naturel, car les poissons ne se tiennent pas ainsi dans l’eau ! Quand il y a eu le grand boom de la pêche en verticale, qui venait de Hollande, ma monture a encore pris l’avantage ! On peut aussi bien mettre un leurre souple qu’un gardon ou une ablette sur mon modèle. »
Citons également la déclinaison de la monture avec une lame de Chatterbait à l’avant (photo ci-dessus) et le plomb glissette (ci-dessous) mis au point par notre génial inventeur et qui permet de changer de montage pour un montage auto ferrant ou non suivant la position du petit émerillon qui relie le corps et le bas de ligne.